"Enfer d’un paradis" - читать интересную книгу автора (Voutcho Vouk)

VI. Petit Loup. Le sang corse.

La voilà enfin dans mon paradis.


En cachette, je caressais du regard le lourd chignon qui menaçait de casser le profil fragile de mon camée, de ma petite chérie de cendres. Cependant, vu l’état dans lequel je me trouvais, je ne pouvais jouir suffisamment de la présence de Sandrine à Ouf. J’étais encore sous le coup de ce cauchemar joyeux, mes propres funérailles à la sortie de la crique, mais malgré tout, la vérité me sautait aux yeux.


Aussi longtemps que je vivrai – comme la majorité de ceux qui meurent une fois en rêve -, jamais je ne pourrai me débarrasser de cette image. Elle me soufflait de vivre autrement à l’avenir et de profiter du reste de mon existence pour me préparer avec soin à ce qui lui succédera, une longue mort qui m’enrobera entièrement, comme la chair d’un fruit enveloppe son petit noyau amer.


Depuis plus de quarante ans, je retournais dans ma bouche cette amande, et la tentation de la recracher me prenait de plus en plus souvent. C’est là que reposait probablement le secret de toute la sagesse que l’on pouvait acquérir ici-bas: une vie valable n’était peut-être rien d’autre qu’une bonne préparation à sa perte.


Le chignon de Sandrine, dans le jardin de la paillote, ne m’apportait qu’un serrement au cœur. Elle ressemblait toujours à un camée taillé dans l’ivoire, même dans ce scintillement de l’air brûlant, mais son profil avait déjà perdu beaucoup de son tranchant d’autrefois. Pour la première fois, je l’observais avec les yeux d’un étranger, et je remarquai dans son œil une étincelle malveillante, teintée de cette même compassion que je ressentais moi aussi et qui ne pardonnait rien.


En me remémorant les tombes de Michel, Claude et Dominique, la mort me paraissait plus souveraine que jamais sur cette île. Sandrine et moi mourions l’un dans l’autre de façon si vertigineuse que, sans le vouloir, je me mis à chercher du regard le fossoyeur du village. Nous et notre dépouille d’amour étions en effet les héros idéaux de ce livre significatif que je n’écrirai vraisemblablement jamais: La Mort , sa vie, son œuvre.


Qui sait comment se seraient terminées ces réflexions macabres où je m’embrouillais de plus en plus, si un crissement de roues devant Chez Napo ne nous avait pas fait accourir, Sandrine et moi, comme piqués par un frelon. De la ferraille en pleine décomposition! Ce ne pouvait être que la vieille rosse mécanique de Prosper, que notre bonne étoile nous avait envoyé au moment où mon Éden commençait à ressembler sérieusement à une morgue.


Par-dessus la capote repliée, nous arrachâmes notre ami de son épave, dont la portière était bloquée. Nous l’étreignîmes et l’embrassâmes; ce n’est qu’alors que nous remarquâmes sa compagne de voyage qui, assise sur le siège du passager, restait penchée sur la carte routière.


«Prosper! s’écria Sandrine. Tu devrais avoir honte! Comment as-tu pu oublier de nous présenter ton amie?»


Elle se précipita vers l’auto pour réparer notre goujaterie et faire sortir la timide copine de Prosper. Un instant plus tard, on entendit un tel cri que toute la buvette se pétrifia, avant d’éclater d’un rire tonitruant. La créature restée dans la voiture, sous un chapeau de soleil et dans une robe échancrée sur une superbe cuisse droite, n’était rien d’autre qu’un mannequin de mode qui nous dévisageait avec un sourire mi-stupide, mi-moqueur.


«C’est Gertrude, nous expliqua Prosper avec simplicité, ma compagne, elle est d’origine tchèque.»


À ce moment-là, même le farceur le plus hardi d’entre nous se tut, comprenant qu’il se trouvait en contact direct avec la folie pure, celle qui dépassait tout ce que nous avions entrepris jusqu’alors pour échapper au sérieux. Le silence dura longtemps, et nous nous serions probablement tus ainsi jusqu’à la fin des vacances, donc une semaine entière, si Willi le Long ne s’était pas ressaisi, baisant la main de la belle inconnue.


«Heureuse arrivée à Ouf!» s’exclama-t-il en agitant sa casquette.


Cela dégela l’atmosphère, tous les autres suivirent son exemple, qui en l’embrassant, qui en la caressant. Pour lui souhaiter la bienvenue, le Capitaine Carcasse alla le plus loin, retroussant la robe de Gertrude jusqu’à son splendide slip de soie orné de dentelles. Je remarquai que cela déplut à Prosper, qui s’empressa de nettoyer la cuisse du mannequin avec un tampon de gaze imbibé d’alcool.


Les dessous luxueux de Gertrude assombrirent le visage des femmes, mais cela fut vite oublié, dès que Prosper apporta sa poupée séduisante à notre table et la fit asseoir à la place d’honneur, lui commandant une vodka-Schweppes.


Napo de Carbini, dont le métier était restaurateur corse, et que nous avons apprivoisé peu à peu à grand renfort de belles paroles et de consommations immodérées, refusa catégoriquement de servir une poupée.


«Pourquoi, monsieur, je vous prie? demanda Prosper, qui aspirait toujours à des vérités précises et détaillées.


– Il y a au moins trente-six raisons, lui répliqua en corse le fier homonyme de Bonaparte, se servant du Capitaine Carcasse comme interprète.


– Quelles sont ces raisons? s’enquit Prosper avec un vif intérêt.


– La première, c’est que vos amis assoiffés ont épuisé tout mon stock de vodka! dit Napo d’un ton tranchant.


– J’aimerais aussi connaître la trente-sixième raison», le pria Prosper courtoisement.


Là-dessus, Napo lui confia cette dernière raison d’une voix si grave que le visage de son interprète pâlit.


«Un Corse du clan des Carbini n’est pas né pour servir, mais pour être servi! déclara Napo en grinçant des dents, tandis que son menton se mettait à trembloter, signe de fort mauvais augure. Il tordit sa serviette de serveur dans un geste si sanguinaire qu’il en égoutta un peu de bouillabaisse de la veille. Un Corse du clan des Carbini, poursuivit Napo d’une voix caverneuse, s’enfoncera jusqu’aux genoux dans le sang des autres plutôt que de subir l’humiliation de servir une poupée!»


Nous rentrâmes tous la tête dans nos épaules, attendant l’explosion. Par bonheur, elle n’eut pas lieu. En dépit de sa colère, Napo avait reconnu l’accent de la Belle Province de Prosper.


«Monsieur le Québécois boira ce que je lui servirai!» tonna-t-il en français et il se précipita vers le comptoir.


Le Capitaine Carcasse s’empressa d’expliquer à Prosper cette fierté corse que ce dernier ignorait. Notre frère québécois demanda au Capitaine la permission de noter ces informations précieuses, ce que ce dernier accepta d’un cœur magnanime. Prosper sortit son calepin et lécha un crayon violet.


Montagnards plutôt qu’habitants du littoral, au dire du Capitaine Carcasse, en manque de fruits terrestres au fil des siècles, les Corses s’étaient habitués à cultiver la fierté. On vivait difficilement d’orgueil, mais, en revanche, on en mourait très facilement. Plus fiers qu’eux, d’après ce qu’ils affirmaient, ne pouvaient être que les ressortissants d’autres clans insulaires, ce qui occasionnait une séparation définitive de nombreuses têtes orgueilleuses de leur corps corse.


J’observais Prosper qui notait chaque parole du Capitaine, avec l’intention d’en nourrir César. Je me demandais ce que l’ordinateur allait nous cracher après un tel repas.


«J’aimerais savoir ce que signifie l’idiome “s’enfoncer jusqu’aux genoux dans le sang des autres”? demanda Prosper.


– Comme la nourriture est insipide sans sel, de la même manière, pour un vrai Corse, une vie dénuée de sang est sans saveur, lui expliqua le Capitaine Carcasse. Ce n’est qu’avec du sang jusqu’aux genoux que la vie devient sérieuse. D’où le fait que notre fier Napo, en manque d’une histoire de sang bien consistante, rabâche depuis deux semaines à ses clients les terribles péripéties de sa récente opération des hémorroïdes, sans omettre les détails les plus sanglants.


– C’est un peuple sérieux…» murmura Prosper, ravi, au-dessus de son bloc-notes.


Son commentaire déclencha les rires parmi les auditeurs, alors que Napo, furieux, se retrouvait devant notre table, une carafe d’eau-de-vie de châtaignes sur son plateau.


«Vous boirez ça, frérot québécois, toi et ta copine!» tonna-t-il, jetant devant Prosper et Gertrude la bouteille et deux verres pleins de glaçons.


Nous le regardâmes avec admiration, non pas tant pour son comportement guerrier que pour la glace qu’il avait réussi à tirer de la glacière en panne de la paillote. Gertrude, évidemment, ne bougea pas d’un pouce, adressant à Napo son éternel sourire mi-stupide, mi-moqueur. Quant à Prosper, nul besoin de le forcer à exécuter cet ordre. Il essuya avec soin le bord de la carafe et d’un trait vida la moitié de son contenu, ce qui enthousiasma Napo.


«Bravo, mon petit Québécois! cria notre valeureux serveur. Bénie soit la mère qui t’a mis au monde!»


Prosper cligna timidement de son œil sain, peu habitué à être considéré comme un héros pour un geste qui, sous d’autres latitudes, aurait provoqué l’effroi des spectateurs.


À l’autre bout de la table, le fiancé russe d’Inès, Boris, se mit soudain à s’agiter, et leva son verre.


«Je propose de boire à l’amitié, gazouilla-t-il.


– De quelle amitié s’agit-il? demanda sèchement Willi.


– L’amitié entre les peuples libres!» dit Boris, euphorique.


Autour de la table, un silence gênant s'installa. À l’heure d’une guerre à la frontière russe, personne n’osait saisir son verre pour prendre part à ce toast. Prosper lécha de nouveau son crayon et se tourna vers Inès en fronçant ses lèvres violacées.


«Je veux savoir si ton fiancé est un Russe blanc ou rouge?


– Bien sûr qu’il est blanc, s’écria Inès, sinon, il ne serait pas avec moi!


– Doucement, chère, s’immisça Willi le Long en souriant. En réalité, je dirais que les Russes blancs n’existent plus. Moi, je n’en connais que des rouges ou des roses, plus ou moins mafiosi.»


Inès, anorexique quand elle n’était pas aimée, boulimique, quand elle l’était trop, s’enflamma, haletant:


«Bobo mafieux! Bobo est blanc comme neige, blanc comme un cachet d’aspirine, blanc comme un pied de lavabo!»


Spécialiste en psychanalyse, elle traita Willi de victime typique du «syndrome russophobe», et lui proposa quelques séances gratuites sur son divan en cuir. Willi le Long, autrement facilement corruptible, cette fois-ci ne se laissa pas faire. Il la remercia poliment pour le divan en cuir, affirmant qu’une chaise de buvette lui convenait parfaitement, et resta sur ses positions: les Russes d’aujourd’hui sont soit rouges, soit roses, la plupart mafiosi, qui bientôt plumeront les pigeons occidentaux.


«C’est facile pour vous, la gauche caviar, dit-il, de blanchir les Russes comme des draps. Chez les misérables petits voisins des Russes, les choses sont différentes. Chez les Tchétchènes, même un blanc d’œuf rougirait de la vieille amitié russe.»


Le sang monta à la tête de la grosse Inès, et la dispute se serait sans doute très mal terminée si Prosper n’avait eu l’idée d’aller chercher César dans la voiture, et de le poser au beau milieu des verres vides sur notre table.


«Voyons voir, marmonna-t-il, ce qu’un cerveau japonais et impartial dirait au sujet de l’amitié entre les peuples, et cela malgré quelques souvenirs de la guerre russo-japonaise du début du siècle dernier…»


La poitrine d’Inès menaçait toujours de déchirer le haut de son maillot de bain, et Boris clignait de plus en plus de ses petits yeux d’oiseau, quand Prosper, d’un geste solennel, alluma son portable et se mit à tapoter, nourrissant sa machine de données tirées de son calepin. À la vue de l’écran gris et spectral de César, qui avalait des phrases blanches, nous nous tûmes tous, tels des enfants dans un théâtre de marionnettes, attendant que le rideau se lève sur la scène, pour accéder, de l’autre côté, au monde mystérieux où devait se cacher la vérité rouge, rose ou brune.


«Amitié entre les peuples… tapait Prosper. Blanc d’œuf rosâtre tchétchène… Les syndromes russophile et russophobe… S’enfoncer jusqu’aux genoux dans le sang des autres…»


Doux Jésus, me dis-je, nous vieillirons et nous mourrons de vieillesse, mais nous ne mûrirons jamais, et nos âmes resteront toujours innocentes, comme elles l’étaient au départ de ce court chemin que nous avons parcouru si rapidement. À la dérobée, je regardais les cernes sous leurs yeux, leurs nuques dégarnies et leurs cous fripés, les taches de son sur leurs mains et les varices sur leurs cuisses, les pavillons des oreilles desséchés et les dents déchaussées autour de leurs racines ramollies, toute cette misère d’une vieillesse imminente.


Est-il possible que la locataire de ces corps flétris soit quand même immortelle? me demandais-je, saisissant que ce que j’appelais âme n’était rien d’autre que l’enfant que nous fûmes tous jadis, flammèche miraculeuse allumée par hasard dans une nuit immense. Cet enfant ne retournait à sa source que pendant son sommeil et ses vacances, fuyant les cruelles responsabilités de l’âge mûr, enfant que nous redevînmes tous dans le jardin féerique de la paillote de Napo, d’où, à travers un verre embué, tout coucher de soleil s’observait comme la mort de la planète.


Pendant que, avec tant de ferveur, je me préoccupais de notre âme corrompue en vacances, Prosper avait gavé César comme une oie, au point que le portable commença à éructer. Apparemment, il digérait difficilement le contenu du calepin. D’un air grave, Prosper annonça que César était prêt à répondre à toutes les questions concernant le différend de tout à l’heure, et les questions idiotes se mirent à pleuvoir.


«À part les Russes rouges, en existent-il toujours des blancs, ou bien sont-ils tous devenus roses?… Si on accouplait un mafioso russe rouge-blanc avec une mafieuse française au sang bleu, est-ce qu’on obtiendrait un drapeau tricolore?…»


Malgré la niaiserie des questions posées, Prosper était au septième ciel en raison du succès de César. Pour contenter tout le monde en même temps, il se jeta sur la programmation des questions, passant outre à leur absurdité, et au bout de quelques minutes à peine le portable lâcha un cri effrayant tel un babouin enragé auquel on aurait enfoncé des braises dans le derrière. Sur l’écran apparut une inscription en russe, suivie de trois points d’exclamation, preuve que les mafieux ex-soviétiques s’étaient déjà grandement infiltrés dans la fine fleur de l’informatique mondiale.


La phrase fut accompagnée d’une voix d’outre-tombe, à la fois féminine et masculine.


La réponse disait:


«Césaroff foutroff tovarichtchi!!!»


Le maître de César était encore plus abasourdi que les autres. De stupéfaction, tout comme dans mon rêve, il extirpa son œil de verre de son orbite gauche, à la manière dont un savant distrait aurait retiré son monocle, et l’essuya avec son mouchoir.


De même que dans mon rêve, la petite Suzanne s’évanouit, mais cette fois directement dans mes bras éveillés. Malgré la gravité de la situation, je me pressai aussitôt de mettre en pratique la technique de réanimation du bouche-à-bouche.


Prosper finit par se ressaisir un peu, et dans un murmure sépulcral prononça une phrase qui nous glaça:


«Mesdames, mesdemoiselles et messieurs, dit-il en remuant avec peine ses lèvres blafardes, ce cerveau électronique n’a jamais été programmé pour s’exprimer en russe!»