"Enfer d’un paradis" - читать интересную книгу автора (Voutcho Vouk)VII. Sandrine. Le Capitaine Carcasse. Je n’étais pas moins stupéfaite que les autres sujets de la République d’Ouf. Dans un «Inouï!» marmonnait l’infortuné Prosper en frottant son œil de verre. Willi le Long s’essaya à la plaisanterie: «S’ils ont pu sans peine pénétrer en Tchétchénie et s’implanter sur la Côte d’Azur contre toute logique, pourquoi ne leur serait-il pas facile de s’infiltrer dans ton circuit électronique?» Le sang de Prosper ne fit qu’un tour. «Monsieur! brailla-t-il, le visage empourpré. Je me fous de ta comparaison. Il ne s’agit pas de logique, tonnerre de Dieu, mais de logistique! Un circuit électronique ne peut être comparé à rien de ce qui nous entoure sur cette planète mafieuse!» Je n’avais jamais vu Prosper dans une colère si noire. J’aurais parié qu’à cet instant il était prêt à lancer César à la tête du premier audacieux qui se serait risqué à le contredire, notre doux Prosper qui n’aurait pas fait de mal à une mouche, lui qui se sentait coupable même quand il coupait des queues de radis ou pressait un citron dans son thé. «Où as-tu appris le russe?» rugit-il de colère en secouant le portable. Sur l’écran gris-bleu apparut une phrase rosâtre: «Depuis quand nous tutoyons-nous?» Le malheureux fut obligé de déposer les armes, recourant au dernier moyen de clouer le bec à César: il arracha sa batterie de son logement. La machine désobéissante se tut, mais le silence qui se mit à régner ne put satisfaire son maître furieux, jurant qu’il ne se calmerait pas tant qu’il n’aurait pas découvert les raisons de cette infiltration inconcevable. «La seule explication, marmottait-il, c’est qu’il y aurait une saturation de questions contenant en elles-mêmes une telle réponse… Ou alors… – Et là Prosper enfonça brutalement son œil de verre dans son orbite. – Ou alors la présence d’un cerveau télépathique criminel et mafieux, qui, à l’aide d’une basse tension, aurait peut-être pu…» Le photographe russe se blottit contre l’épaule d’Inès, tandis que l’œil de verre de Prosper se dirigeait droit sur lui. Notre merveilleux docteur Breton savait toujours choisir le plus court chemin vers la folie – cette reine des esprits, comme dirait Petit Loup. Penché, dans son laboratoire, sur une éprouvette contenant une goutte de dioxine, poison diabolique en mesure de tuer toute la population de la Terre, Prosper avait appris à regarder la vie avec un sourire tendre et moqueur, du haut de sa tour d’ivoire burlesque qu’il bâtissait sur une planète trop sérieuse. Je me réjouissais et m’émerveillais à chacune de ses facéties, mais ses fiançailles avec Gertrude, je n’arrivais décidément pas à les digérer. En outre, le fait que Petit Loup, lui aussi, était attiré par la sensualité inhumaine de cette poupée ne m’avait pas échappé. À peine avait-il ressuscité la rousse Suzanne, grâce au bouche-à-bouche, qu’il commençait déjà à jeter des regards avides du côté de Gertrude. Ça ne m’étonnait pas: mis à part Suzanne, Gertrude était la seule créature féminine parmi nous avec laquelle il n’avait pas encore couché. Suzanne était toujours en train de soupirer sur sa poitrine, quand un jeune querelleur charmant s’adressa à lui de la table voisine: «Pauvre enfant! lança-t-il. Ce pépé serait-il incapable de la consoler?» Marie-Loup n’hésita pas à lui montrer les dents. «Si tu penses que ta jeunesse te donne quelque prérogative que ce soit sur moi, tu te trompes gravement, jeune homme! lui rétorqua-t-il gaiement en jouant avec les boucles de feu de Suzanne. La seule différence entre nous est que moi, je suis une Rolls, un peu vieillie mais qui tient encore bien la route, alors que toi, mon gars, tu n’es qu’un scooter, une petite cylindrée!» Je savais depuis longtemps que Petit Loup haïssait la jeunesse de tout son cœur, particulièrement quand il y reconnaissait la sienne de jadis et ses beaux rêves qu’il trahissait chaque jour davantage. Sa réponse déclencha les rires bruyants de notre tablée, et provoqua l’air soucieux des jeunes d’à côté, de ces blancs-becs qui commencèrent à douter qu’il n’y ait que l’amour que l’on ne puisse acheter. Cependant, le joli querelleur ne lâcha pas prise. «Juste, Auguste, je n’ai pas de fric! jeta-t-il. Je n’ai même pas de scooter, je prends l’autobus, mais je te jure que malgré ça cette petite ne pleurerait pas sur mon épaule! – Il ne s’agit pas d’argent, le corrigea sèchement Petit Loup, il s’agit de mécanique, jeunot, des capacités des cylindres d’un moteur à explosion.» Le Capitaine Carcasse s’empressa de me traduire la réponse du coq du village, prononcée en corse: «Moi, une seule soupape me suffit. – Avec une seule, tu n’iras pas loin», soupira Petit Loup, tel un voyageur avisé connaissant les malheurs qui guettent sur la route. Le Capitaine Carcasse s’en mêla: «Dans tous les cas, mieux vaut pleurer dans une Rolls que rire dans un autobus.» Étourdie par l’approbation de notre confrérie, ce n’est qu’à ce moment-là que je remarquai les yeux du Capitaine, changeant de couleur avec le soleil qui se couchait doucement à l’ouest. Alors qu’à midi ils étaient encore bleu d’azur, leur étincelle comme par miracle se colorait de vert, me donnant encore de délicieux frissons dans le dos lorsque nos regards se croisaient. En même temps, je me rendis compte que je songeais à la croisière du lendemain sur son bateau avec un ravissement croissant, quand il baissa de nouveau les yeux, comme il sied à une cocotte du sexe masculin. Sur le chemin de la paillote déjà, poussé par la jalousie, Petit Loup m’avait noyé sous un flot d’informations concernant ce vieux lion qui n’avait pas encore perdu toutes ses dents. À en croire la mauvaise langue de Marie-Loup, cet honnête Corse avait hérité son surnom de son ex-poste d’officier de la marine; le destin capricieux en avait fait un réalisateur de cinéma, bien que cela n’ait jamais été dans ses intentions. Revigoré par la capitulation de l’Allemagne, le futur capitaine avait abandonné ses vignes de l’arrière-pays de Bonifacio où il se cachait jusqu’alors, pas tant des Allemands que d’un mari trompé qui avait projeté de l’étriper. Ainsi, il s’était retrouvé du côté des vainqueurs à la fin de la guerre. Ayant été un des rares participants au débarquement du sous-marin français En ces temps-là, il était important pour tout un chacun de savoir prendre des décisions rapides, et le Capitaine Carcasse était précisément ce genre d’hommes: la bonne décision au bon moment! Après avoir tourné un court-métrage sur la pudique amitié liant des marins courageux à des pucelles insulaires, notre réalisateur frais émoulu prit encore une décision rapide au bon moment: plus jamais il ne tournerait de film, mais il en préparerait un en sécurité jusqu’à la fin de ses jours. Quant à son premier et dernier chef d’œuvre, il servirait à des projections privées, afin de faire main basse sur une épouse ou une fiancée. Je ne m’éveillai de mes réflexions qu’au son velouté de sa voix. Penché vers moi dans un demi-chuchotement, il tordit sa bouche pour n’être pas entendu de Petit Loup. «Si vous avez un instant libre ce soir, je serais l’homme le plus heureux du monde si je pouvais vous concocter une petite projection privée.» J’eus du mal à ne pas m’étouffer de rire. «Pourquoi la demoiselle rit-elle si délicieusement? me demanda-t-il, tordant toujours sa bouche de velours et soupçonnant que je me moquais de lui. – Les hommes me dépassent toujours, répondis-je entre deux hoquets. Avec vous, une vieille fille comme moi n’a pas le temps de prendre les devants. – S’il le faut, se dépêcha de dire le Capitaine, je me ferai tortue. Nous, les Corses, nous sommes les hommes les plus lents du monde. Lents pour commencer, et bien plus lents encore pour achever.» Sur ces mots, le paradis sur terre de Marie-Loup se mit à incommoder mon odorat sensible. Dans cet Éden, même les magnolias sentaient le bouc. «Si vous permettez… murmura le Capitaine, si la petite demoiselle n’a rien contre, je vais prendre un exemple.» Je l’encourageai, prévoyant une nouvelle goujaterie. «En avant, mon capitaine! – Il existe une manière de remplir un verre, et une autre de remplir un accumulateur de bateau. Vous remplissez le verre, et hop! – Là, le trop malin Capitaine remplit à ras bord son verre de bière, et le vida d’un trait. – Contrairement à un verre, continua-t-il, inspiré, une batterie électrique se remplit très lentement pour éviter qu’elle grille. Plus elle se remplit lentement, et plus elle dure longtemps. Et voilà, c’est la même chose avec les femmes, ma petite demoiselle, les femmes doivent être remplies tout aussi lentement, car elles risquent de griller à tout moment.» Sur ces dernières paroles, il fut pris d’un rire silencieux qui inonda de larmes ses beaux yeux. Pour ce «petite demoiselle», j’aurais dû le souffleter, mais je me retins. Je ressentais toujours des fourmillements dans le dos à la vue de ses yeux qui, depuis quelques instants, avaient encore changé de couleur: un vert émeraude bordé d’une auréole dorée, reflet du soleil bas, à l’ouest. «Un vrai macho! dis-je. – Venez, petite demoiselle, m’invita sa voix veloutée, je vais vous montrer comment on remplit une batterie de bateau. – Je ne demande que ça, dis-je. Mais je voudrais d’abord voir le coucher de soleil sur Ouf, dont j’ai tant entendu parler.» En vérité, l’heure avait sonné pour ce que Petit Loup appelait Fixant du regard, comme les autres, le cercle solaire rouillé chutant sur l’horizon, je pensai plutôt au passé qu’au futur, à ce passé que nous deviendrions tous dans un avenir plus ou moins proche. Je conclus qu’il était assez difficile de me compter parmi les «initiés»; je me souvenais d’une douzaine d’images kitsch tout aussi apocalyptiques sur quatre mers et deux océans. La terre était vraiment ronde, je pouvais en jurer devant ces païens pour lesquels le monde s’arrêtait à la Sardaigne. Cependant, je ne souhaitais pas blesser l’amour-propre de mon Petit Loup et de ses amis corses, qui se comportaient comme s’il s’agissait de leur soleil «Ah! Ha! souffla-t-il, et par ces deux petits mots il résuma toute sa fierté insulaire, s’appuyant plus impudiquement encore sur mon sein. – Splendide! dis-je. Pourriez-vous refaire ce singulier coucher de soleil pour les novices qui le voient pour la première fois?» Il s’avéra que mon Capitaine perdait son sens de l’humour dans ce genre de moment sublime. «Ce n’est pas un feu d’artifice que l’on peut recommencer», me répondit-il, vexé. Entêtée, je restai sur mes positions: «Cela ressemble à un spectacle indépendantiste. – Vous avez votre Arc de triomphe et la Tour Eiffel, me rétorqua-t-il de sa voix suave, comme s’il tentait d’expliquer que chaque peuple s’enorgueillissait de ce qu’il avait gagné par son travail et sa peine, et qu’ils avaient bâti – Savez-vous, dis-je, que vous êtes de vrais païens.» Il sourit tranquillement: «C’est précisément là que réside notre force.» Les deux verres minuscules de liqueur de myrte que j’avais ingurgités me montèrent à la tête. «Que fait-on ici? bredouillai-je. – Nous sommes en vacances, dit-il. – En vacances! dis-je en haussant le ton, révoltée. En d’autres circonstances, nous nous serions peut-être occupés de choses plus sérieuses que de nous tourner les pouces!» Mon Capitaine me répliqua avec son sourire inébranlable: «Par exemple?» Se tourner les pouces était son métier, depuis qu’il avait décrété que tous les jours de la semaine, grâce à une pension de l’État, seraient dimanche. Je m’enflammai de nouveau: «En d’autres circonstances, nous aurions fait la guerre, par exemple, nous nous serions fusillés mutuellement, au nom de cette charogne d’Europe libre, en d’autres circonstances, nous nous serions conduits comme des grandes personnes! – Venez, petite demoiselle, m’invita de nouveau sa voix veloutée, je vais vous montrer le bateau sur lequel nous naviguerons demain et comment je remplis sa batterie.» Tout à coup, je me sentis tout aussi humiliée que le jour où Bruno avait essayé de me vendre à des bergers turcs. Le mépris que je ressentais pour cet homme était le signe avant-coureur annonçant que, d’ici quelques instants, j’allais, à coup sûr, me déshabiller et me coucher à côté de lui, à l’endroit qu’il me montrerait du doigt, afin d’humilier mon ex-amant et me punir, par cette soumission, de ce que Petit Loup appelait «érotisme de l’autodestruction». Autodestruction ou autolibération? me demandai-je. Lorsque nous sortîmes du jardin, personne ne fit attention à nous, et surtout pas Marie-Loup. Avant de poser les pieds sur son bateau, ancré au fond du port, j’ôtai mes sandales, bien que le Capitaine soit resté chaussé. Dans la pénombre, il paraissait beaucoup plus vieux et défiguré par de profondes rides. Seuls ses yeux scintillaient dans son visage de momie, portant encore dans leur iris les traces du coucher de soleil. «Viens, petite demoiselle!…» La voix veloutée m’attira dans ses bras et m’obligea à poser mes talons sur ses espadrilles usées. Pas après pas, poitrine contre poitrine, nous traversâmes la passerelle. Jadis, alors que j’étais une toute petite fille, c’est ainsi que papa me transportait sur le tapis par-dessus une rivière fictive, d’une rive imaginaire à l’autre. |
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