"99 francs (14, 99 €)" - читать интересную книгу автора (Beigbeder Frédéric)6Dix jours plus tard, c’est PPM à l’agence (prononcer pipième): «Pre-Production Meeting». La réunionnite au sommet de son art. On n’entend pas une mouche voler: normal, elles savent qu’elles risquent de se faire violemment sodomiser. Alfred Duler est venu avec ses trois mousquetaires de la société Madone, il y a là deux commerciaux de la Rosse, la tv-productrice agence, deux créatifs (Charlie et toi), le réalisateur retenu qui s’appelle Enrique Baducul, il y a aussi son producteur parisien, sa styliste dépressive, son décorateur anglais et une cost-contrôleuse liftée. Charlie a parié avec toi: le premier qui prononce les mots «anxiogène» et «minorer» gagne un déjeuner chez Apicius. — Les modifs, entame la tv-prod, ont été intégrées par rapport à la réunion du 12. On attend d’autres castings mais Enrique approuve la reco agence. On va donc tout de suite vous montrer la cassette. Mais, comme toujours dans ce genre de réunions, le magnétoscope ne marche pas et personne ne sait s’en servir. Il faut appeler un technicien car les quatorze personnes présentes, représentant une masse salariale annuelle de plus d’un million d’euros, sont incapables de faire fonctionner une machine qu’un enfant de six ans met en marche du bras gauche et les yeux bandés. En attendant l’arrivée du sauveur qui saura appuyer sur le bouton «play», le réalisateur relit tout haut sa note d’intention. — Il né faut pas que la fille soit trop zolie, ce sera ouna femme fraîche, ouna zeune adoulte. Enrique Baducul a commencé comme photographe de mode à Glamour avant de devenir la star du film publicitaire esthétisant à dominante orangée. Il cultive son accent vénézuélien car cette note d’exotisme est la principale raison de son succès (environ 500 réalisateurs au chômage filment exactement comme lui, c’est-à-dire flou, avec profusion de filtres et une bande-son trip-hop, mais ne bossent pas car ils ne s’appellent pas Enrique Baducul). — Yé souis personnellamente favorable à ce qu’on lise la marque dès lé premier plan. Esta muy muy importante. Ma, il faut ze garder oune zone dé créativité, yé crois. Il a été choisi parce que Joe Pytka n’était pas libre, et que Jean-Baptiste Mondino a refusé. Tout le monde suit avec le doigt sur les photocopies de son texte, comme en classe de maternelle. Soudain un ouvrier en blouse bleue entre sans frapper, soupire et met en marche le magnétoscope. — Merci Gégé, dit Jef, que serions-nous sans toi? — Empotés, répond Gégé en sortant de la pièce. Jef se force à rire. — Hé Hé Hé! Sacré Gégé. Bien, nous allons donc regarder la reco de casting. Les quatorze empotés voient alors la belle Tamara, torse nu en Wonderbra noir, qui regarde la caméra en se mordant les lèvres et déclare: — C’est mon rêve de faire ce métier en plus de… celui-ci. Je cours les castings à longueur de temps. Seulement y’a tellement de filles et si peu de boulot… (cut). Tu prends rapidement la parole pour dire qu’il s’agit d’un casting sauvage, une mannequine exceptionnelle que tu as filmée par hasard et qu’un «callback» va être organisé avec cette fille afin de lui faire interpréter le texte exact dès demain. Alfred Duler demande si on pourra la retoucher en post-prod pour éclaircir sa couleur de peau. — Bien sûr, aucun problème. Elle sera totalement B.B.R. (Bleu-Blanc-Rouge). Sa chef de pub, un gros tas boudiné dans un tailleur Zara, n’ouvrira la bouche qu’une seule fois aujourd’hui pour dire ceci: — Ce qu’il faut, c’est susciter l’envie. Impressionnant, tous ces gens que personne ne baise et qui, néanmoins, travaillent toute la journée pour provoquer le désir de millions de consommateurs. La tv-prod note sur son calepin: «OK Tamara sous réserve de call-back et deviser paint-box pour éclaircir visage». Alfred Duler reprend la parole: — Je voudrais préciser que nous sommes très heureux de travailler avec Enrique, dont la bande démo est formidable, et surtout parce que nous savons que c’est quelqu’un qui sait rester très professionnel dans son approche visuelle de la pub. (Traduction simultanée: «On a choisi un réalisateur docile qui ne changera rien au script vendu».) — Et Enrique, j’apprécie ce que tu viens de dire sur la marque. Nous savons tous ici que nous ne sommes pas au Club des Poètes. Il est crucial qu’on identifie bien le logo Madone dès le premier plan du film. — Si, si. Yé pensé dé faire oune packshot très loumineuse. — Effectivement, renchérit Jef, l’ensemble aura un climat ensoleillé mais clean. La styliste prend alors la parole: — On avait dit que ce serait bien si c’était pas trop tristoune au niveau des vêtements. Elle brandit des tee-shirts colorés. — On peut trouver du rouge, des choses flashy comme ça. — Oui, dit un des chefs de produit pour donner une raison à sa présence à cette PPM (et par extension au sein de la société Madone), bien sûr mais il nous faut un stylisme mi-saison pour pouvoir utiliser le film tout au long de l’année. — Par rapport à ce qu’on avait dit à la réunion du 12, ajoute la cost-contrôleuse, inspectrice des travaux finis payée par Madone pour tout critiquer et faire baisser les tarifs (à l’exception des siens), il faudrait un peu plus d’espièglerie. – Évidemment, renchérit Jef, cela a été spécifié le 12. Ils ont tous l’air de flipper comme des bêtes. La styliste est aussi rouge que ses tee-shirts. — J’ai aussi amené cette chemise… Tout le monde critique la chemise jusqu’au moment où on s’aperçoit que le client porte la même. – Écoutez, dit Charlie, on a un contrat de base mais on peut tout de même s’autoriser quelques spontanéités au tournage, non? Tous les regards se tournent vers Alfred-Duler-estun- con. — Je suis obligé de rappeler que Madone signe un découpage et que si on ne retrouve pas ça au montage, nous on jette le film. On a un contrat; je suis final sur ce point. — Bien sûr, frémit Jef, l’agence s’engage à revenir avec ce qu’on vous a montré. Et la conversation continue ainsi pendant des heures. La nuit tombe. Et tu notes tout, scrupuleusement, comme un greffier — le scribe du désastre contemporain. Car cette réunion n’est pas un «détail» de l’histoire de la Troisième Guerre mondiale. — Rajouter l’adverbe «goulûment» sur la note d’intentions de tournage. C’est une contrainte. — A-t-on vraiment besoin de trente secondes? Ne peut-on pas raconter l’histoire en vingt secondes en raccourcissant tous les plans? — OK on va timer les plans mais ça risque de speeder. — On va être hyper-cut. — Du moment que l’attribution IPSOS n’en souffre pas, je crois qu’on peut le diffuser en vingt secondes. — Remplacer «goulûment» par «irrésistiblement» sur la note. C’est très important de mettre l’emphase là-dessus. Je vois ça comme une contrainte. — Il faut que ce soit un produit auquel on ne résiste pas. Je vous rappelle qu’on pré-testera le film avant l’antenne. Si nos études conso ne sont pas formelles là-dessus, on trappe le film. — Je vous relis la note d’intention: «Consommation du produit: après avoir ouvert le pot de Maigrelette, la femme le mangera irrésistiblement avec délectation ainsi qu’avec sa cuiller». — Octave, tu te trouves drôle? — On pourrait visualiser la fille en train de marcher avec le produit à la main… — Ah non! Je vous arrête tout de suite! Maigrelette n’est pas un yaourt déambulatoire! Tu notes tout ce qu’ils disent parce que c’est trop vrai pour être beau. — Passons maintenant aux repérages: la parole est à Tony. — Nous l’avons visitey plousieurs maisons autour de Miami. Il y a many possibilities: très ouverte ou avec la grande jardin, ou plousse moderne ici tu vois le photo c’est très terrasse, véranda, ou on peut aussi faire dans une mas traditional, oui? — Ma, dit Enrique, Tony tou nous donne ta réco, laquelle esta ta recommandacion? — Moi je trouve que c’est bien le classic maison avec la perron devant, c’est plousse jolie pour toi je crois. Il ne faut pas faire une chose ennuyante, non? — Yé soui okay si tou esta okay. — Revenons au plan produit. — Il faut que ce soit un yaourt qui est dans la vie, je ne sais pas, posé sur l’herbe, pour emphatiser l’idée de nature. — C’est un produit ludique mais vachement santé. — Notre valeur ultime, a fini par lâcher Duler, c’est l’amour. Nos clients achètent de l’amour (voilà qui plaira à Tamara, songes-tu). Nous ne vendons pas un yaourt, mais du lait maternel! C’est pour ça qu’on est Worldwide. L’amour c’est mondial! Il faut penser Worldwide! Réfléchir Worldwide! Chier Worldwide! Je crois que telle est la vocation de Maigrelette. Soudain Philippe entre sans frapper. Il dit de continuer, de faire comme s’il n’était pas là, mais on recommence quand même la réunion au début, seulement dérangés de temps en temps par la sonnerie de son téléphone portable qu’il n’a pas déconnecté. — C’est une femme-femme. Elle a un jean brut, tu vois, un tee-shirt à manches longues, il faut sursignifier qu’elle est décontractée mais élégante. — C’est Sharon Stone en brune et en plus junior. — Vous êtes sûr que Madame Michu de Valenciennes va s’y reconnaître? — Attention: elle est middle class mais fun. — Elle ne fait pas très européenne. — Nous on n’a rien contre les Maghrébins mais c’est notre cible qui risque de ne pas s’identifier. — Elle est juste un peu «Côté Sud», c’est tendance, la mode est aux teints mats à la Inès Sastre-Jennifer Lopez-Salma Hayek-Penelope Cruz. — C’est qui Salma Hayek? — Enrique a vu 80 filles et c’est elle qui prend le mieux la lumière. — Elle est complètement dans les valeurs de la marque, libre, sensuelle, totalement Maigrelette. — Elle esta magnifico. — Very cute. — C’est qui Salma Hayek? — C’est vrai qu’elle transmet une émotion à la caméra. — Je ne suis pas contre valider ce choix après visionnage du call-back. — «Ambiance de campagne tranquille mais dynamique. L’herbe devra être verte mais méditerranéenne. Sons naturels, les oiseaux chantent». — Il faudra penser à monter les grillons au mixage. — C’est qui Salma Hayek? — C’est la nana de la mode latino. — Elle est en couv du Vogue anglais de septembre. — Connais pas. La styliste au bord de la crise de nerfs étale vingt paires de lunettes de soleil sur la table pour que le client choisisse celle que Tamara portera sur la tête. Au bout de vingt minutes, on décide finalement de toutes les emporter sur le tournage afin de choisir sur place. (On décide donc de ne rien décider.) — La musique: cinq musiciens ont envoyé des maquettes. On les écoute? Démo 1: — Trop branché. Démo 2: — Trop hard. Démo 3: — Trop kitsch. Démo 4: — Trop lent. Démo 5: — Trop cheap. — «Pour action, note la productrice, demander aux musiciens de retravailler». — Je suis opposé à la contre-plongée sur le plan dégustation. J’ai peur que la fille soit déformée. J’aimerais mieux quelque chose de plus classique au niveau du branding. C’est à ce moment-là que Charlie a gagné un déjeuner chez Apicius: — Vous trouvez ça anxiogène? On peut le minorer. Le Président Philippe s’est alors levé et, avant de quitter la réunion, s’est tourné vers la tv-prod de l’agence: — Très bonne réunion, Martine, bravo c’est du très bon boulot, tu es nouvelle ici? Je te souhaite la bienvenue à la Rosse, Marc a bien fait d’engager des gens hyper sur le coup comme toi. — Philippe, je m’appelle Monique, et cela fait cinq ans que je travaille là, a alors répondu la tvproductrice avec une froideur bien excusable. |
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