"Truoc-nog" - читать интересную книгу автора (Gran Iegor)Yegor Gran Truoc-NogChaque ann#233;e, c'est la m#234;me histoire : #224; fin ao#251;t, l'#233;crivain fran#231;ais est heureux. Le reste de l'ann#233;e, il a des phrases #224; #233;crire, des chapitres #224; boucler, mais l#224;, #224; fin ao#251;t, quand son roman de la rentr#233;e est sur la rampe de lancement, pas encore chez les libraires mais d#233;j#224; imprim#233;, il plastronne comme un Hercule, il scintille comme un miracul#233;. Bient#244;t il moissonnera les articles qui parleront de son livre, car il en aura, son #233;diteur a des relations. Il ne pense pas au Goncourt, l'#233;crivain fran#231;ais, et il a tort. Il s'imagine que le Goncourt c'est pour les autres, jamais pour lui. Il se croit au-dessus du lot. Quel pr#233;tentieux! Il tra#238;ne sur les boulevards, au Luxembourg, aux De sa veste, n#233;gligemment jet#233;e sur des #233;paules vo#251;t#233;es, d#233;passe un Si, dans un jeu de devinettes cruel, l'#233;crivain fran#231;ais devait proposer un nom pour le Goncourt, il ne citerait pas le sien, c'est s#251;r. Il dirait Philippe. Cela fait des ann#233;es qu'on le pressent, et il ne l'a jamais. Une sacr#233;e anguille, ce Philippe. L'#233;crivain fran#231;ais pouffe malicieusement. #199;a va finir par lui arriver, le Goncourt, sur la t#234;te #224; Philippe ! Le destin se lassera de b#233;gayer, et boum ! Il a tort d'avoir le sarcasme facile. Car une mauvaise surprise l'attend tout #224; l'heure. Mais pour le moment, il boit un demi au C'est fou, quand on y songe. C'en est poignant. Il est goncourable, et il l'ignore. Il y a chez l'#233;crivain fran#231;ais une dimension tragique. On dirait un malade qui somnole tranquillement dans la salle d'attente alors que le m#233;decin, lui, est d#233;j#224; au courant du terrible diagnostic. Goncourable ne sait pas. Goncourable est #224; mille lieues du Goncourt. Il pense #224; des sacs de bonne femme. De l#224;, il imagine Louise en petite tenue, ce qui est tout #224; son honneur car ils sont mari#233;s depuis vingt ans et une certaine forme de lassitude a soigneusement rong#233; les fondations de leur couple. Il songe aussi au restaurant o#249; ils iront ensemble et il a un peu faim. Au lieu de se lamenter sur sa condition de goncourable, il est rempli de pens#233;es mat#233;rialistes. Car on peut #234;tre #233;crivain fran#231;ais et rempli de pens#233;es mat#233;rialistes. C'est m#234;me un plus, pour certains critiques. C'est l#224; que r#233;siderait l'#233;norme ascendant de l'#233;crivain fran#231;ais sur ses camarades espagnols, anglais, am#233;ricains, trop enclins #224; la fantaisie. Il se d#233;cide. Ce sera Il file vers l'abribus du boulevard Saint-Michel. On est jeudi, sa journ#233;e f#233;tiche. Dans les journaux, c'est le jour des suppl#233;ments litt#233;raires. Les mardis, il aime bien aussi, car les mardis il d#233;jeune avec son meilleur ami Fran#231;ois au pub irlandais, mais #224; tout prendre les jeudis sont pr#233;f#233;rables. Ils sont si proches des week-ends qu'on a l'impression qu'ils ont un pied dans le futur. Comme il s'approche d'un kiosque, il a un renvoi discret #224; base de Guinness. Il est 17 heures, un jeudi de fin ao#251;t. Il vient de s'acheter un Dans le bus qui l'am#232;ne vers l'h#233;misph#232;re droit de Paris, celui de l'intuition et de la perspective, il ouvre le journal et cherche son nom dans les titres. Il n'y a rien, on ne parle pas de son livre. « C'est bien trop t#244;t, pense Goncourable. Dans une semaine, #231;a commencera. » Et l#224;, soudain, ses yeux le clouent. Un entrefilet de rien du tout. « On annonce d#233;j#224; la liste des pr#233;s#233;lectionn#233;s pour le Goncourt. » Il lit cul sec, comme une #233;pitaphe. Il voit Philippe, #233;videmment. Et puis... et puis... Ce n'est pas vrai! Il relit. C'est pas possible! La t#234;te lui tourne. L'autobus klaxonne. Une grosse vache s'#233;crase dans le si#232;ge #224; c#244;t#233; de lui. Un ado en surv#234;t d#233;glingu#233; fait claquer son skate. Un sac plastique Goncourable. D'abord il n'y croit pas. L'organisme est ainsi fait que l'on refuse parfois la r#233;alit#233;. Le syst#232;me immunitaire brouille les cartes. La douleur #224; l'amour propre est trop forte, alors on nie l'#233;vidence. Goncourable abandonne les pages litt#233;raires du Il s'attarde sur le probl#232;me d'#233;checs. Les blancs jouent et gagnent. Quoi donc? Que peut-on gagner dans ce monde ? Un sac plein cuir, peut-#234;tre? Un pack de Guinness? Mais non, voyons! Un prix Goncourt! Goncourt, Goncourt, Gon... Comment fait-on pour penser #224; autre chose? L'odeur de la d#233;composition est plus envo#251;tante que onze mille vierges. Il trouve pourtant la force de lire un article consacr#233; #224; la pr#233;vention du cancer du sein, alors que franchement ce ne sont pas ses oignons. Les seins de Louise ne sont plus ce qu'ils #233;taient. Le bus s'est arr#234;t#233; #224; Ch#226;telet. « Terminus! » « Comment, terminus? » s'#233;tonnent les passagers. « C'#233;tait pas indiqu#233; ! », « C'est un scandale ! », « Escrocs ! », les litanies commencent, les usagers protestent. Comme s'ils pouvaient y changer quoi que ce soit. Autant changer le plomb en or. Le conducteur a ses ordres. Il ouvre en grand les portes de l'autobus. « Bon d#233;barras ! » qu'il leur fait. C'est en voyant la foule d#233;#231;ue se plier #224; l'impr#233;vu que Goncourable finit par admettre, lui aussi, la r#233;alit#233; de son malheur. Il marche cahin-caha. L'affreux Goncourt le nargue. Il a les lunettes rondes d'un fonctionnaire intransigeant et un sourire aux oreilles. « Petit con d'#233;crivain fran#231;ais, siffle-t-il en se dodelinant. Tu t'es cru sup#233;rieur aux autres, hein. Tu t'es gauss#233; de Philippe qui avait #233;t#233; nomin#233; plusieurs fois. Eh bien te voil#224; les pieds dans le ciment ! » Et il #233;clate en morceaux de lumi#232;re comme une bulle de savon hyst#233;rique. La v#233;rit#233; bat des paupi#232;res. Goncourable m#233;rite le Goncourt autant que les autres. C'est limpide. Les ambitions litt#233;raires de Goncourable se trouvent suspendues. Il a le sentiment qu'une f#234;lure irr#233;parable a z#233;br#233; sa destin#233;e. Le tapis roulant l'emporte vers l'ab#238;me. Il risque de figurer parmi les #233;crivains condamn#233;s. Que fera-t-il si son nom s'ajoute #224; la centaine qui l'ont eu depuis 1903? Comment assumera-t-il ? Pourra-t-il vivre avec cette honte sur les #233;paules ? Il entre dans une librairie. — Vous avez le Le Nau... Frapi#233;... Farr#232;re... Les noms tournent. Ils ne disent rien. La litanie des inconnus ressemble #224; une all#233;e de cimeti#232;re. Ce pourrait #234;tre un tas de touristes allong#233;s sur une plage bond#233;e. Ils ne font ni chaud ni froid. On les entendrait dans un haut-parleur qu'on ne serait pas plus intrigu#233;. « On demande Maurice Bedel #224; l'embarquement porte B. » « Le petit Savignon Andr#233; est attendu par sa maman devant le rayon charcuterie. » « Monsieur Deberly est pri#233; de r#233;cup#233;rer sa carte d'identit#233; au service apr#232;s-vente. » Les noms s'#233;vanouissent comme des moucherons. Bient#244;t, lui aussi sera peut-#234;tre sur cette liste, antichambre de l'oubli, grav#233; dans les m#233;andres du Et dire qu'ils avaient cru en leur #233;toile, ces pauvres bougres, sinon #224; l'immortalit#233;! Qu'ils se levaient par des matins ensoleill#233;s en s'imaginant dou#233;s, qu'ils noircissaient des pages et des pages avec la meilleure volont#233; du monde, et que leurs parents, boursoufl#233;s d'orgueil devant le voisinage, chuchotaient avec ce faux d#233;tachement que donne le sentiment de sup#233;riorit#233; : « Mon fils est un #233;crivain », « Il est chez Gallimard », ou une autre plaisanterie. Quelle froide m#233;t#233;orite s'#233;taient-ils mang#233;e quand on les a gratifi#233;s du prix infamant ! Les mains de Goncourable paniquent un peu. Son pouce laisse un sillon humide dans le papier. — Alors vous le prenez ? fait la libraire. — Euh. A quoi bon avoir chez soi cet inventaire sordide qui ne lui apporte aucun r#233;confort ? Il le relit attentivement. Cette fois, il a une bonne surprise. Il y a des noms qui sortent de la masse, Proust notamment, et Malraux. Certes, pendant quelques instants, impressionn#233; par l'avalanche des inconnus, il se dit que les Proust et Malraux sont des homonymes, comme le Ch#226;teaubriant (Goncourt 1911), ou des cousins b#226;tards, ou une mauvaise blague. Puis le bon sens reprend le dessus, car se sont bien ces Proust et Malraux qu'il conna#238;t depuis le lyc#233;e, il suffit de consulter leurs biographies dans le m#234;me Avec Proust et Malraux, Goncourable #233;prouve un soulagement de mauvaise foi. — Je prendrai un Proust, madame. Et un Malraux. Alors des pens#233;es optimistes font leur entr#233;e, suivant Proust et Malraux #224; la queue leu leu, et poudroient une lueur d'espoir dans la vie plomb#233;e de Goncourable. Ainsi le commercial qui vient d'apprendre qu'il n'a pas rempli son quota de savonnettes vendues se console en se disant qu'il est loin du licenciement. Les prud'hommes n'ont pas dit leur dernier mot. Apr#232;s tout, il ne l'a pas encore, ce Goncourt tant redout#233;. Il en est loin, d'ailleurs, puisqu'ils sont vingt #224; #234;tre dans son cas. Math#233;matiquement, il a de grandes chances de passer #224; c#244;t#233;. Certes la nouvelle est mauvaise, mais nomination ne veut pas dire sanction. La m#233;canique du Goncourt n'est pas infaillible. Rien n'est jou#233;. La foudre a d'autres endroits o#249; tomber. On imagine la t#234;te de Philippe. Il en est #224; sa troisi#232;me, le malheureux! En voil#224; un qui doit #234;tre sacrement aigri. Surtout qu'#224; force d'#234;tre nomin#233;, il finira par l'avoir. C'est une r#232;gle tacite de la litt#233;rature fran#231;aise. Appelez #231;a « anciennet#233; dans le m#233;tier » ou « acharnement de dinosaure » ou « ultime promotion du grabataire », il reste que les chances de Philippe sont beaucoup plus #233;lev#233;es. Une sir#232;ne d'ambulance passe dans la rue voisine et s'#233;loigne rapidement. « Encore une qui n'est pas venue pour moi », pense-t-il. #201;videmment, il faut qu'il en parle #224; son #233;diteur. Ensemble ils trouveront la mani#232;re la plus pragmatique de r#233;agir. Son #233;diteur a parfois des id#233;es. Comme #233;crivain, il est loin de Goncourable, d'ailleurs il n'#233;crit plus depuis quelques ann#233;es (la peur du Goncourt y est sans doute pour quelque chose), mais il a des relations. Il lui suffirait d'un coup de fil bien plac#233; pour #233;loigner le cauchemar. L'#233;diteur oui, Louise non. L#224;-dessus Goncourable est formel. Vous parlez d'un cadeau d'anniversaire! Elle va s'affoler, pleurer peut-#234;tre. Heureusement elle ne lit pas le Apr#232;s avoir r#233;serv#233; le Il passera la soir#233;e #224; ruminer des id#233;es visqueuses que m#234;me le gewurtztraminer ne parviendra pas #224; colorier. « Il ne m'aime plus comme avant », pensera Louise sans se douter un instant qu'elle est assise en face d'un condamn#233; en sursis du Goncourt. L'#233;diteur de Goncourable est d'humeur Louis XV. Il trottine dans son bureau, il se frotte les mains, parfois il sautille sur un pied, il a vingt ans de moins. C'est un bonhomme r#233;aliste aux joues mal ras#233;es, #224; l'air nonchalant, mi-roublard mi-clochard, qui ferait penser #224; un brocanteur de Saint-Ouen. « Un rebelle #233;l#233;gant », dit de lui Goncourable. De d#233;licates lunettes cernent des yeux qui ont beaucoup tra#238;n#233;. Quand il sourit, on voit des taches de th#233; sur ses incisives. Derri#232;re son front de casemate, d#233;labr#233; et imposant comme le mur des Lamentations, les pens#233;es joyeuses d#233;roulent la farandole autour du Goncourt potentiel. Car quoi qu'on en dise pour la r#233;putation de l'#233;crivain, l'#233;diteur, lui, s'en sort plut#244;t bien, du moins #224; court terme. Ne nous voilons pas la face, un Goncourt ce sont de gros, de tr#232;s gros tirages. D'ailleurs la diffusion pay#233;e d'un Goncourt n'est jamais inf#233;rieure #224; celle de Un Goncourt est une vache #224; lait qui rapporte tellement #224; l'#233;diteur qu'il peut accepter une cinquantaine d'auteurs v#233;ritables, sinc#232;res et besogneux, dont les tirages resteront confidentiels. Un Goncourt permet donc d'exp#233;rimenter, et contribue #224; la survie de l'#233;crivain fran#231;ais #224; faible rendement. #192; sa fa#231;on, il redistribue la richesse et amoindrit les diff#233;rences sociales. On pourrait r#233;sumer par la formule scientifique suivante : un #233;diteur sans Goncourt verse de petits #224;-valoir. C'est pour toutes ces raisons que la profession respecte le Goncourt (tout en ne se privant pas d'en rire). #192; plus long terme, on peut se demander si le calcul est justifi#233;. Certains pensent que l'opprobre d'un prix Goncourt d#233;teint sur son #233;diteur, qu'on le veuille ou non. Un Goncourt affaiblit plus qu'il ne sert les int#233;r#234;ts des autres auteurs de la maison, qui deviennent tout de suite suspects aux yeux des vrais amateurs de litt#233;rature. M#234;me s'il y a dans ces amalgames une injustice pour les #233;crivains authentiques qui n'ont rien #224; voir avec le Goncourt, on ne peut reprocher #224; l'amateur de mettre les bien portants et le l#233;preux dans le m#234;me sac. C'est humain. On croise encore des vieux pour qui tous les Allemands sont des nazis. Mais l'#233;diteur de Goncourable est loin de ces consid#233;rations qui n#233;cessitent du recul. Il n'a pas le luxe de raisonner #224; froid. Dans le court terme de sa maison d'#233;dition, entre le loyer #224; payer et la photocopieuse #224; remplacer, la possibilit#233; d'un Goncourt est une b#233;n#233;diction. — Il est nomin#233;, le con ! claironne l'#233;diteur. C'est grav#233; dans le journal! La bonne nouvelle se propage comme un coup de grisou. Aussit#244;t les salari#233;s se regroupent autour de la machine #224; caf#233;. Le treizi#232;me mois envisage la possibilit#233; d'une prime. On peut toujours r#234;ver. Les salari#233;s sont faits pour #231;a. Certains ont d#233;j#224; sorti le champagne. Un stagiaire rince des fl#251;tes en plastique. Voil#224; un jeudi superbe qui ressemble #224; un vendredi. L'#233;diteur calme le jeu. — Il ne faut pas, mes amis. La route est longue. Mais les salari#233;s ne l'#233;coutent pas. — Je savais que ce bouquin serait une — Je me fais vieux, rigole l'#233;diteur, et ses dents tach#233;es absorbent un peu de lumi#232;re. Je ne le trouvais pas assez plat. Mauvais, certes, mais #224; ce point ! Le Goncourt proc#232;de d'un savoir-faire raffin#233;. L'assistance est pli#233;e. Dans le brouhaha, on a failli ne pas entendre le t#233;l#233;phone. La secr#233;taire fait des yeux de silence. La main sur le combin#233;, elle chuchote en roulant de grands gestes : — C'est Goncourable. Aussit#244;t l'#233;diteur reprend ses esprits. — On avale le caquet ! Retournez #224; vos ordinateurs ! Quand il d#233;croche, il prend une voix tr#232;s grave, comme si quelqu'un venait de mourir : — All#244;... Oui, nous sommes tous chagrin#233;s, ici... Oui, par Goncourable n'est pas convaincu. Il demande des engagements plus clairs. Il veut que son #233;diteur aille se battre pour lui, qu'il joue de ses relations, qu'il fasse pression d'une mani#232;re ou d'une autre sur les membres du jury. Ils en discutent au restaurant. — Il n'est pas question que j'aie le Goncourt, tranche Goncourable. On leur apporte une terrine froide et molle, rehauss#233;e d'une tranche de carotte qui ressemble #224; un moignon. Goncourable d#233;plie la serviette. Du blanc s'#233;tale sur ses genoux. Il pense #224; l'humiliation qu'il est en train de subir. Lui qui a plusieurs romans #224; son actif! Et des nouvelles ! Il n'est pas un d#233;butant, tout de m#234;me ! Certains de ses textes sont parus en livre de poche. Ce n'est pas rien. Il a eu des articles, bienveillants pour la plupart. « Un auteur plein de promesses », #233;crivaient les critiques. « Une litt#233;rature subtile. » « Retenez bien son nom. Vous le reverrez d'ici peu. » Ils ne croyaient pas si bien dire ! Il est pass#233; #224; la t#233;l#233; (un peu), il a fait des radios. Parfois, quand il se prom#232;ne dans les grands magasins, il a l'impression qu'on le reconna#238;t. On l'invite #224; des salons litt#233;raires. L'ann#233;e derni#232;re, il a eu une bourse pour #233;crire... Et soudain, #231;a ne compte plus. Les acquis ont disparu. Le matelas pourri a rong#233; l'#233;pargne. Le voil#224; assis dans ce restaurant de parvenus, face #224; cet #233;diteur vieillissant dont d#233;pendent son honneur et sa post#233;rit#233;, #224; se demander ce qui a pu clocher pour qu'il se retrouve ainsi en position de faiblesse, si brusquement, si totalement. — Ce serait un d#233;sastre, dit Goncourable, les yeux noy#233;s dans le saumon. Louise ne le supporterait pas. D#233;brouillez-vous. Des miettes de pain impassibles s'accumulent dans le regard de l'#233;diteur. — Cher publi#233;, je comprends vos #233;tats d'#226;me (n'ai-je pas #233;t#233; ciseleur de phrases moi-m#234;me), mais franchement, un Goncourt ! Quand bien m#234;me on vous le donne, ce qui n'est pas gagn#233;, enfin ce n'est pas jou#233;, un Goncourt, #231;a procure aussi des bienfaits. Ne soyons pas hypocrites : vous nous ferez pleins de tirages. #199;a vous mettra au refuge pendant un bout de temps. Vous pourriez m#234;me passer professionnel de la litt#233;rature fran#231;aise. Vivre de votre plume d'oie ! Imaginez : tout votre temps investi dans l'#233;criture, #224; explorer votre sensibilit#233; de m#233;nestrel, au lieu de... Qu'est-ce que vous faites d#233;j#224; comme travail ? La question est purement rh#233;torique car l'#233;diteur sait bien que Goncourable est enseignant, comme nombre d'#233;crivains. Le minist#232;re de l'Education, ce grand sponsor de la litt#233;rature fran#231;aise, est un prot#232;ge-dents efficace contre les soubresauts de la vie. — Vivre de ma plume! soupire am#232;rement Goncourable. Vous savez bien, vous, mon #233;diteur, pourquoi le Goncourt se vend tellement bien de nos jours. Les gens sont curieux. « Venez voir le plus insignifiant #233;crivain de l'ann#233;e. » « On va s'en payer une bien bonne ! » « Lisons un peu comment il s'est encore ridiculis#233;, le Goncourt. » Voil#224; ce qu'ils disent, les gens, et ils ach#232;tent par cruaut#233;. Chaque phrase de mon livre sera tourn#233;e en d#233;rision. Ma litt#233;rature deviendra un ph#233;nom#232;ne de foire... Non, c'est insupportable ! Les yeux de Goncourable se voilent de larmes et il se d#233;tourne de son #233;diteur. « Petite nature », pense celui-ci, non sans raison. Jamais personne n'avait forc#233; Goncourable #224; #233;crire, sinon son incurable vanit#233;. Au lieu de se lamenter, il n'a qu'#224; s'en prendre #224; lui-m#234;me. Il aurait tr#232;s bien pu se contenter d'enseigner sans #233;crire. Il y en a qui le font. Entre nous, on ne devient pas Goncourable par hasard. Apr#232;s tout, il n'avait qu'#224; #234;tre meilleur, au lieu de se plaindre maintenant. Et si l'on est incapable de se hisser #224; un certain niveau, il faut avoir le courage d'abandonner. Voil#224; ce que pense l'#233;diteur derri#232;re ses lunettes Armani, quand soudain Goncourable redresse les #233;paules et plante sa fourchette dans le salsifis. — Cela ne sera pas ! Je vais les appeler! Leur prix, je le refuse, ils peuvent me rayer d'embl#233;e. Je pr#233;f#232;re garder des tirages feutr#233;s que d'#234;tre la ris#233;e de la litt#233;rature fran#231;aise. Ils trouveront bien un fauch#233; d'#233;crivaillon qui a besoin d'argent et qui sera heureux d'accepter le d#233;shonneur, mais moi, c'est non merci. Terrifiant est l'homme qui refuse l'argent par principe ! Tout en parlant, il sent confus#233;ment la fragilit#233; de sa position. Car il ne suffit pas de dire « je refuse » pour #234;tre lav#233; de la souillure, ce serait trop simple, tout le monde le ferait. Comme si un cancre pouvait refuser une place de dernier de la classe! Alors il tente de se fabriquer des ventouses morales. En crachant sur l'argent, il pense sortir du Goncourt par le haut. Une sorte d'ivresse l'emporte. Les mots gambadent en libert#233;. «Tirages feutr#233;s ! » « D#233;shonneur ! » « Non merci! » Ils tissent autour de lui un cocon qui ressemble #224; de la grandeur d'#226;me. Le menton de Goncourable d#233;ploie ses ailes et s'envole au sommet du visage. Les yeux n#233;anmoins restent glissants. En face, le sourire de l'#233;diteur se durcit. C'est un entrepreneur. Il ne peut accepter que les gesticulations de Goncourable nuisent #224; l'entreprise. La semaine prochaine, il n#233;gocie un cr#233;dit relais avec son banquier. Il doit agir vite. — Malheureux ! s'#233;crie-t-il. Ne faites pas de b#234;tise, je vous en conjure, vous risqueriez de... de... Les jur#233;s du Goncourt sont comme les gouverneurs de la Banque centrale europ#233;enne, ils d#233;testent qu'on fasse ouvertement pression sur leur choix. Toujours cette pr#233;tendue ind#233;pendance. En revanche, si l'on est discret, par des voies d#233;tourn#233;es, en frappant au bon souterrain, on progresse rapidement... Pas mauvais, ce petit anjou, dites donc. Il passe au fromage. — J'irai voir... Charles-Roux, tiens! La pr#233;sidente. Sa voix compte double. Je lui dirai : « Ecoute, Charles-Roux, tu ne peux pas me faire #231;a », et elle me r#233;pondra avec son flegme habituel : « Je veux bien mais donne-moi un nom », et l#224; je dirai « Philippe », et elle s'inclinera, la Charles-Roux, je lui ferai relire votre livre, pos#233;ment, et elle ne pourra que tomber d'accord. « Nous avons fait une faute d'appr#233;ciation, dira-t-elle. Ce livre ne m#233;rite pas le Goncourt. » Alors je dirai : « Signe une d#233;charge, Charles-Roux, reconnais tes torts et n'en parlons plus ». Plus il parle, plus il s'enflamme, l'#233;diteur, il est beau comme de la braise, jamais il n'a #233;t#233; aussi #233;loquent. En ce moment, il en blufferait dix mille, des nomin#233;s, car il sait leur parler dans le sens des lendemains qui gazouillent. Il avance son couteau dans le camembert. — Cinq ans que nous n'avons pas #233;t#233; nomin#233;s pour le Goncourt, nous pensions #234;tre tranquilles, et bang ! La douche froide... Vous en voulez, non? Vous avez tort, c'est excellent... O#249; en #233;tais-je?... Ce ne devait pas #234;tre notre tour, cette ann#233;e. On en a paraph#233; entre nous. Il faut un juste #233;quilibre entre les grands #233;diteurs. Pour que ce ne soient pas toujours les m#234;mes qui r#233;coltent le caca sur la t#234;te... On s'est mis d'accord #224; l'#233;poque, on voulait bien le Renaudot, voire le F#233;mina de temps #224; autre, ou le M#233;dicis #224; la rigueur, mais donnant-donnant! En #233;change, on nous lib#232;re du Goncourt. Les gens n'ont plus de parole ! L'#233;diteur para#238;t abattu par cette rupture de contrat moral. Il ne finit pas son morceau. Goncourable se demande si c'est du lard ou du cochon. Il oscille entre col#232;re et cr#233;dulit#233;. Pendant un instant, dans son esprit litt#233;raire dop#233; aux m#233;taphores, il se voit en grenadier voltigeur qu'on envoie vers la place forte de l'ennemi. Tandis qu'il se fait tron#231;onner par le Goncourt, l'#233;diteur, lui, t#232;te tranquillement le cigare, la panse satur#233;e de restaurants, les l#232;vres luisant de graisse comme celles d'un marchand de canons. Aussit#244;t il regrette ses mauvaises pens#233;es. Le regard de l'#233;diteur, rempli de compassion collante, l'attrape et le tire de la fange. L'homme ne demande qu'#224; croire aux chim#232;res. Il n'a pas le choix. O#249; irait-il, s'il rejetait la main tendue ? Il serait seul, avec son Goncourt sur les bras, autant dire avec une balle dans la tempe, jet#233; dans cette fosse commune o#249; la litt#233;rature se d#233;barrasse des falots. Qu'on le veuille ou non, un #233;diteur c'est quand m#234;me une verrue d'espoir. C'est en s'y accrochant de toutes ses forces que Goncourable bafouille : — Voyons, on ne l'a pas encore. Je suis s#251;r qu'on a un moyen. — Vous prendrez bien un dessert ? dit la serveuse. Goncourable retrouve un semblant d'#233;quilibre : — Mais oui, quand on y pense, ils ne peuvent pas nous le donner. Il y a foule d'#233;diteurs qui ne l'ont encore jamais eu. Regardez Actes Sud, l'Olivier, P.O.L, Verticales... C'est leur tour maintenant! Depuis le temps qu'on en parle. On ne peut taper que sur les gros. Ce serait de la discrimination. L'injustice hurlerait au viol. D#233;j#224; l'ann#233;e derni#232;re, quand c'est Gallimard qui l’a eu pour la trenti#232;me fois, on a parl#233; d'acharnement. Tenez, je vais #233;crire un pamphlet #224; ce sujet. Il n'y a pas de raison que les petits #233;diteurs soient en reste. Ils publient leur lot de mauvais livres comme les autres ! L'#233;diteur boit une gorg#233;e d'eau froide. — Ne vous m#234;lez pas de #231;a, cher publi#233;. Laissez ces affaires de prix aux professionnels. On trouvera bien un arrangement entre nous. N'oubliez pas que du point de vue #233;thique, il est difficile d'attribuer un Goncourt #224; un petit #233;diteur car ils sont consid#233;r#233;s par une certaine #233;lite comme des « laboratoires » de la litt#233;rature fran#231;aise. C'est chez eux, para#238;t-il, que se fait la litt#233;rature de demain. (Il a un sourire condescendant.) Leur attribuer le Goncourt, m#234;me s'ils le m#233;ritent autant que les autres, serait tr#232;s politiquement incorrect. Et il ajoute : — Ne vous faites pas de bile. Je vous promets que l'on fait tout pour l'#233;viter. N'y pensez plus. Arriv#233; au dessert, enrob#233; qu'il est de paroles anesth#233;siantes, Goncourable semble moins agressif, son dos para#238;t moins vo#251;t#233; et son regard ose parfois s'aventurer sur les contours de la serveuse. L'#233;diteur se dit qu'il a limit#233; les d#233;g#226;ts. Finalement, on a vu pire, comme nomin#233;. Celui-ci ira loin. Il sort sa carte de cr#233;dit. Goncourable prend note du montant #233;lev#233; de l'addition qu'il n'aura pas #224; payer. Sur l'#233;chelle des sacs, on est encore loin du plein cuir, mais ce n'est plus de la toile de jute. Une ombre de satisfaction traverse son esprit comme un volet qui se ferme sur une fa#231;ade ensoleill#233;e. Pour la premi#232;re fois depuis la triste nouvelle, Goncourable ne pense pas au Goncourt. La serveuse app#233;tissante lui tend sa veste. Il ne se presse pas pour sortir. Sur le pas de la porte, il ferme les yeux et respire un grand coup, si profond que tout Paris, avec ses quais et ses boulevards, ses jardins et sa couronne, s'engouffre dans les poumons. Que ne donnerait-il pas, #224; cet instant, pour retenir le mois d'ao#251;t #224; jamais, qu'il n'y ait pas de septembre, pas d'automne, et pas de... Un pigeon crasseux et hagard s'envole brusquement devant son nez. Le mardi suivant, alors que son livre vient d'arriver en librairie, Goncourable retrouve Fran#231;ois au pub irlandais. Les yeux se croisent, les doigts se touchent dans le bol aux olives. Fran#231;ois est un thermom#232;tre. Il permet de se jauger. Il est un peu minable mais pas trop, il a l'#233;chec facile tout en ayant quelques r#233;ussites mineures #224; son actif, et l'on se sent valoris#233; par sa pr#233;sence. Rien ne remonte le moral autant qu'une apr#232;s-midi en sa compagnie. Fran#231;ois est plasticien, il expose des #233;trons dans une galerie sympa de la rue Bonaparte, il a une client#232;le stable, principalement faite d'industriels am#233;ricains en vacances et de mus#233;es provinciaux d'avant-garde, ce qui assure de bons petits revenus mais ne satisfait absolument pas sa soif de prestige. Fran#231;ois se consid#232;re digne du Moma, ou du Centre Pompidou #224; la rigueur, et il ne s'en cache pas. Face #224; ces pr#233;tentions hors normes, Goncourable grince de ce sourire v#233;n#233;neux des po#232;tes sup#233;rieurs. Car s'il est certain d'une chose dans cette vie, c'est que jamais Fran#231;ois ne parviendra #224; d#233;passer le cadre surann#233;, parisien d'#201;pinal, de la rue Bonaparte. Bien s#251;r, ces r#233;flexions, Goncourable les garde pour lui. Il se contente de m#226;cher les olives. Aujourd'hui cependant, il n'a pas du tout l'ironie spontan#233;e. Ils sont perch#233;s avec Fran#231;ois sur des tabourets de bar, ce qui leur donne l'illusion de dominer le monde, et Goncourable, apr#232;s avoir longuement h#233;sit#233; mais ne pouvant conserver ce fardeau pour lui seul, raconte l'horrible malheur qui l'a frapp#233;. — Cependant rien n'est jou#233;, temp#232;re-t-il aussit#244;t. Je suis seulement nomin#233;. Il n'y a pas le feu #224; l'Acad#233;mie. Fran#231;ois n'est que moyennement surpris. Il n'a jamais appr#233;ci#233; les #233;crits de Goncourable, qu'il juge trop banals, remplis de phrases qui se tra#238;nent, et de m#233;diocre facture. Au mur du bar, au-dessus de la fl#232;che vers les toilettes, au milieu des traces d'un vieux d#233;g#226;t des eaux, est accroch#233;e une gravure jaunie d'orchid#233;e. Fran#231;ois ne peut s'emp#234;cher de comparer ce mur et le peu qu'il ait lu de Goncourable. Il pense #224; la d#233;dicace qui orne le dernier opus. « #192; Fran#231;ois, le plasticien merveilleux, avec une connivence d'artiste », avait os#233; Goncourable sur un exemplaire d'auteur qu'il avait tendu par-dessus les olives. C'#233;tait il y a un mois. Fran#231;ois, lui, n'a jamais offert d'#233;tron #224; Goncourable, m#234;me un fusain, m#234;me une esquisse, rien. N'allez pas croire que c'est de la mesquinerie. Les #233;trons sont des exemplaires uniques qu'on n'offre pas #224; la l#233;g#232;re. — C'est injuste! clame Fran#231;ois (et l'on dirait qu'il porte sur sa figure toute la r#233;volte du monde). Pourquoi toi, alors qu'il y a tant d'#233;crivains Goncourable est trop plong#233; dans ses probl#232;mes pour sentir les ab#238;mes de nuances qui se cachent derri#232;re ce « vraiment ». Son doigt fait des arabesques avec des restes de bi#232;re qui irriguent le zinc. — Je l'ai trouv#233; plus... imm#233;diat que le pr#233;c#233;dent, s'aventure Fran#231;ois. En fait, c'est peut-#234;tre ton meilleur livre. Il va de soi que Fran#231;ois ne l'a jamais ouvert (tout comme on n'ouvre jamais le calendrier des #233;trennes avec le chat rose en couverture, ou l’ Il n'en a pas lu une ligne, et pourtant il dit : — Je trouve tes phrases... taill#233;es au ciseau. Goncourable prend #231;a pour un compliment. — Oh Fran#231;ois ! Merci ! Moi aussi j'aime mes phrases. C'est une des grandes r#233;ussites de mon texte. Quand on est deux #224; penser pareil, c'est rassurant. Il saisit sa bi#232;re #224; deux mains. La trace humide laiss#233;e sur le zinc ressemble #224; un soleil. Voyant l'espoir rena#238;tre chez son ami, Fran#231;ois regrette d'en avoir dit autant. Il s'est g#226;ch#233; le plaisir. — On t'a nomin#233;, dis donc. On a vot#233; pour toi... #199;a me donne les foies... — Copinage et compagnie ! s'esclaffe Goncourable. Voil#224; comment #231;a se passe de nos jours. Avant, #231;a devait #234;tre objectif, je suppose. On s#233;lectionnait le plus mauvais d'apr#232;s un faisceau d'indices. Le pompeux dans le style, par exemple, ou le sujet #233;triqu#233;, globalement creux, la pr#233;dominance de th#232;mes #233;cul#233;s, l'ob#233;issance servile aux canons #224; la mode, ou encore la savonnette sociale, plus marketing que sociale, #233;videmment, tout cela pouvait conduire #224; la nomination. Fran#231;ois se d#233;lecte #224; reconna#238;tre tous ces travers dans Goncourable, #224; des degr#233;s divers. « C'est incroyable #224; quel point l'homme est aveugle #224; ses propres insuffisances, se dit-il. Ce serait un beau th#232;me pour aborder une nouvelle s#233;rie dans mon #339;uvre. » — Et aujourd'hui ? Tu penses que les crit#232;res ont chang#233; ? Goncourable ne fait pas attention au sourire bienheureux qui d#233;core le visage de son ami. — Il y a un peu de #231;a, dit-il. Je suppose qu'un roman vraiment mauvais sera nomin#233; de toute fa#231;on. La preuve, regarde Philippe. Mais il y a aussi des consid#233;rations politiques. Les #233;diteurs ont leurs arrangements. Les jur#233;s sont une collection de vendus de la pire esp#232;ce. Heureusement, mon #233;diteur a des relations. Fran#231;ois est un peu d#233;#231;u. — Mais il faut le dire, #231;a ! s'emporte-t-il. Le d#233;noncer! Il faut redonner au Goncourt sa signification d'antan. Tu pourrais #233;crire une tribune... — Je ne le sens pas, grimace Goncourable. — Oui, je comprends, dit Fran#231;ois. Tu as peur qu'ils consid#232;rent ton avis comme biais#233;, vu que tu es... Goncourable. (Il d#233;tache bien le mot — Surtout, je respecte trop le Goncourt pour lui nuire de quelque fa#231;on que ce soit, l#226;che Goncourable. Il y a une authentique beaut#233; dans ces propos, la beaut#233; de l'incongruit#233;, comme si un condamn#233; #224; mort d#233;clarait son admiration pour le docteur Guillotin avant de passer la t#234;te dans la lucarne. Fran#231;ois en reste p#233;trifi#233;. La sinc#233;rit#233; de Goncourable n'a pas de poils au pubis. Elle est fra#238;che et d#233;sarmante. — Oui, poursuit Goncourable, aur#233;ol#233; par son courage. Je trouve que c'est un des formidables avantages de la litt#233;rature fran#231;aise que d'avoir invent#233; le prix Goncourt. Un prix repoussoir, un prix en n#233;gatif. Terrible pour celui qui le re#231;oit, mais utile pour les autres. Gr#226;ce #224; lui, des milliers de litt#233;rateurs en herbe ont un exemple vivant de ce qu'il ne faut pas faire en litt#233;rature. Il n'y a pas de meilleure #233;cole. Goncourable s'#233;coute parler. Il se trouve noble et beau, lucide et #233;l#233;gant, — Quand j'ai commenc#233; #224; #233;crire, je m'achetais syst#233;matiquement le Goncourt. Je surlignais les pages aux endroits particuli#232;rement d#233;primants. Les erreurs des autres font progresser. J'ai appris certains paragraphes par c#339;ur. Quand je me retrouve #224; travailler mon texte, ils sortent de ma m#233;moire et me guident comme autant de sens interdits. Cela fait longtemps que j'ai oubli#233; les noms des #233;crivains qui les ont produites, mais les phrases sont rest#233;es. « Eh bien, #231;a ne t'a pas servi #224; grand-chose cette fois-ci, pense Fran#231;ois. Pauvre clown. » Goncourable tripote machinalement son verre #224; moiti#233; vide. Son index trace la lettre G dans la bu#233;e. Il songe #224; son adolescence, #233;poque fertile o#249; sont apparues les pr#233;mices de son #233;criture. Tous les espoirs #233;taient permis. Ah! les premiers flirts, les premiers flippers, le premier r#233;cit publi#233; dans la feuille de chou ron#233;otyp#233;e du lyc#233;e! L'odeur de la Javel m#233;lang#233;e #224; la cigarette dans les toilettes des gar#231;ons!... La nostalgie, cet ingr#233;dient essentiel du patriotisme, le fait soupirer : — La France est forte. Pour la litt#233;rature, c'est le premier pays du monde. Le Goncourt y est pour beaucoup. #192; ma connaissance, il n'y a pas de prix comparable #224; l'#233;tranger. On essaie d'imiter le Goncourt (je pense notamment au Booker Prize en Grande-Bretagne et au prix Cervantes en Espagne), mais personne ne parvient #224; ce dosage subtil de fausse ing#233;nuit#233;, de conformisme et d'apparat de pacotille qui caract#233;rise les #233;lus fran#231;ais. Il proclame #231;a d'un ton magistral, s#251;r de son fait. Fran#231;ois comprend que Goncourable est entr#233; dans une phase psychologique o#249; il se consid#232;re, #224; tort ou #224; raison, comme #224; l'abri du Goncourt. — Je suis heureux de te voir en si bon #233;tat d'esprit, malgr#233; la Goncourable se fige. — Quelle Louise ? — Tu ne lui as pas dit ! tr#233;pigne Fran#231;ois. — Bof, admet Goncourable, et son humeur se d#233;grade sensiblement. Mais on ne parle que de moi, aujourd'hui. Comment va la Fondation? Fran#231;ois renifle ses doigts qui transpirent la sauce d'olives. — J'ai #233;t#233; refus#233;, pour le moment. — #199;a c'est dommage ! La conversation s'enlise un peu. Fran#231;ois songe #224; l'injustice qu'on vient de lui infliger. Il ne parle plus que par onomatop#233;es. Ils finissent par quitter le pub. Ils descendent vers le boulevard Saint-Germain. Goncourable s'int#233;resse principalement aux boutiques de fringues. Fran#231;ois, lui, cherche #224; entrer dans toutes les librairies qu'ils croisent, et il y en a, mais Goncourable s'y refuse sous des pr#233;textes futiles. « Les montagnes de livres me donnent mal #224; la t#234;te. C'est un d#233;faut professionnel. » Fran#231;ois a la sensation de tenir dans sa main une sardine qui fr#233;tille. Ils se s#233;parent au croisement. Goncourable court prendre le 21. Fran#231;ois, enfin libre, se pr#233;cipite chez Passe une quinzaine. Nous sommes chez Eh haut, accabl#233;s comme des atlantes, les jur#233;s illustres ont le visage ferm#233; des occasions solennelles. Le silence m#226;che le homard. — Ces petits l#233;gumes manquent de tonus, se plaint quelqu'un. — Ah, vous trouvez? fait son voisin. — Le Honduras, entend-on #224; l'autre bout. — Honduras ou pas, la Bourse, c'est pas fameux, reprend-on un peu partout. De nouveau, le homard. Personne ne se lance. « Qu'il est difficile de faire partie d'un tribunal », pensent les grands hommes en soupirant. Commence la meringue. Dos au mur, il faut se d#233;cider. La pr#233;sidente tape du couteau. Les petits papiers blancs, tristes comme des t#233;l#233;grammes du front, se mettent #224; circuler. On les ramasse dans un saladier. On compte. De longues minutes, p#233;nibles pour la digestion, se mettent #224; croupir. « Philippe, cinq voix. » Et Goncourable?... Une. Deux. Et deux — quatre... C'est fait. Les contours de Goncourable, jusqu'#224; pr#233;sent dilu#233;s dans la masse des nomin#233;s, prennent soudain une forme tr#232;s concr#232;te : son nom a #233;t#233; retenu dans les dix moins bons. Sortie de Heureusement, Louise ne lit ni — T'as vu, le Honduras, #231;a ne s'arrange pas, b#226;ille Louise #224; travers les pages du journal. — Tant pis pour eux, fait Goncourable en s'effor#231;ant de garder une voix tranquille comme les glaciers, sans y parvenir. Il a d'autres soucis que le Honduras, lui! L'heure est grave. Il compte ses doigts. Il y en a dix, autant que de nomin#233;s. Lequel d'entre eux passera #224; la casserole ? — Qu'est-ce qui ne va pas ? dit Louise. Tu me caches quelque chose. J'ai de sombres pressentiments, pour nous, pour notre histoire... Tu as revu No#233;mie, c'est #231;a? Goncourable ne r#233;pond pas. Il n'arrive pas #224; se confesser. Le Goncourt reste bloqu#233; sur le bout de sa langue. L'orgueil litt#233;raire est plus puissant qu'un frein #224; main. Comment avouer #224; celle qui partage notre vie que l'on a #233;t#233; s#233;lectionn#233; pour #234;tre la ris#233;e de la litt#233;rature fran#231;aise ? Louise croit en son talent. Elle a beaucoup sacrifi#233; de ses ambitions personnelles pour qu'il puisse #233;crire #224; son aise. Elle se persuade que t#244;t ou tard il finira par percer. Ses r#234;ves sont tiss#233;s de lauriers et de confettis dor#233;s. Elle n'h#233;site pas #224; montrer les romans de Goncourable aux voisines, aux amies et #224; l'attach#233;e commerciale de sa banque. Il est sa grande fiert#233;. Quand Goncourable songe #224; la b#234;te immonde qui est suspendue au-dessus de sa t#234;te, il se sent l'#226;me d'un escroc de petit calibre. Non, il lui dira tout le moment venu, quand il ne sera plus nomin#233; — car il est impensable que ce cauchemar continue ind#233;finiment —, et elle comprendra. — Oh la barbe, grimace-t-il. Tu ne vaux pas mieux que Fran#231;ois ! Et sans donner d'explication — que pourrait-il dire? — il se pr#233;cipite dans la rue, vers le pub irlandais. « Il va retrouver l'autre garce », pense Louise. Ainsi naviguent-ils d'exasp#233;ration en dispute, semant sur leur chemin des silences en trous noirs. L'instinct de Goncourable a raison, malgr#233; les apparences. La soupape, c'est Fran#231;ois. D'abord, il est toujours l#224;, Fran#231;ois, quand on a besoin de purger des malheurs. Il montre des qualit#233;s d'#233;coute insoup#231;onn#233;es. Ses yeux rayonnent de piti#233; ostentatoire comme si Goncourable #233;tait une riche grand-tante sur son lit de mort. A priori, on n'aurait rien #224; attendre de cette hypocrisie-l#224;. Et pourtant! Un mardi, entre deux dol#233;ances, Goncourable raconte le coup de fil qu'il a re#231;u la veille de son #233;diteur : — Il a os#233; me dire, tiens-toi bien, Fran#231;ois, il a os#233; me dire : «Vous avez tort de vous plaindre, on est #224; trente mille exemplaires vendus. » Comme si #231;a pouvait me consoler ! Moi, le nomin#233; du dernier cercle ! Ah, le marchand de p#233;cu !... Il parle, et il remarque une chose #233;trange. Un nuage d'envie assombrit le visage de Fran#231;ois, rien de dramatique, bien s#251;r, juste un froncement de sourcils #224; peine perceptible, une tendance #224; esquiver le regard, une nonchalance trop marqu#233;e pour #234;tre honn#234;te. Alors, #224; tout hasard, il dit : — En librairie, c'est la ru#233;e. Hier, boulevard Saint-Germain, il n'en restait que deux exemplaires. — Pourtant, ils l'ont mis au fond de la table, s'#233;tonne Fran#231;ois. Ton machin est le dernier qu'on voit. Il faut presque le qu#233;mander. Ils sont un peu m'as-tu-vu. C'est Saint-Germain. Goncourable observe attentivement les l#232;vres pinc#233;es de Fran#231;ois et il ressent... une vague satisfaction, oui, un plaisir inhabituel. Il continue, sans se presser : — Au rythme o#249; l'on va, je d#233;passerai les cent mille exemplaires avant No#235;l. Ce qui ferait... #224; un euro vingt de droits d'auteur par exemplaire... j'arrondis... parce qu'il y a la TVA... l'Agessa qui nous pompe... Cent mille euros, net! Le chiffre est suffisamment claironnant pour pincer le c#339;ur de Fran#231;ois. Il sait ce qu'il faut produire puis #233;couler comme #233;trons pour empocher une somme pareille. Il regarde ses mains. Ce sont de grosses mains d'artiste qui tiennent entre leurs doigts une olive noire. Il pense #224; son galeriste qui lui prend la moiti#233; des gains mais qu'il est oblig#233; de saluer avec une amiti#233; d'ornement. La mati#232;re premi#232;re des #233;trons n'est pas donn#233;e. La vie est ruineuse. Et l#224;, #224; port#233;e de crachat, on trouve des minables qui touchent cent mille euros net sans se fatiguer, par le fait m#234;me de leur minabilisme. — Je vois qu'il n'a pas que des d#233;savantages, ton Goncourt, souligne-t-il, sarcastique. — Cent mille euros, net ! r#233;p#232;te Goncourable comme une incantation. Cent mille euros, net ! — Moi, m#234;me pour un million d'euros, je n'en voudrais pas, l#226;che Fran#231;ois sans y croire une seconde. Goncourable hausse les #233;paules. — Mais je ne l'aurai pas. Mon #233;diteur est formel. Pour lui, ma qualification s'est jou#233;e #224; un cheveu et ne tient qu'#224; des consid#233;rations d'#233;quilibre entre maisons d'#233;dition. C'est leur cuisine. Le favori, c'est Philippe, ne l'oublie pas. En attendant, jamais aucun de mes livres ne s'est aussi bien vendu. Cent mille euros, net. Un ange b#226;t#233; passe. C'est peut-#234;tre #224; cet instant que Goncourable prend enfin conscience de l'avantage financier qui va de pair avec le Goncourt. Comme un mystique qui se sent transfigur#233; #224; force de psalmodier des kyrie, il devine une r#233;alit#233; profonde dans la rengaine #224; outrance de ses droits d'auteur, r#233;alit#233; d'autant plus palpable que la bonhomie de Fran#231;ois devient terriblement affect#233;e. Voil#224; ce qui sauvera Goncourable dans ces journ#233;es #244; combien p#233;nibles de la fin septembre. Il suffira qu'il lance : « Cent mille euros net, et ce n'est que le d#233;but », pour que le visage de son camarade se fige en un masque de jalousie grumel#233;e. Ainsi, sans le vouloir, Fran#231;ois sera une source r#233;guli#232;re de petits bonheurs. Il sera dit que les meilleurs amis sont indispensables ! Mais en attendant, pour prouver qu'il ne craint pas, et pour renforcer son ascendant psychologique sur Fran#231;ois qui n'en revient pas, Goncourable prend le luxe d'entrer dans une librairie du boulevard Saint-Germain. Certes, ils n'y restent que le temps de compter les exemplaires #233;coul#233;s depuis ce matin, mais tout de m#234;me. Il n'a aucune g#234;ne. On dirait Adam au Paradis qui fait le tour du propri#233;taire. Il prend chaque livre vendu comme une victoire personnelle, feignant de croire qu'il est un #233;crivain fran#231;ais comme un autre et non ce rat en attente de la vivisection. La vie continue, semble-t-il dire, alors vivons-l#224;, Goncourt ou pas ! Apr#232;s la librairie, la mine l#233;g#232;rement enjou#233;e, Goncourable fait quelques boutiques, histoire de montrer #224; Fran#231;ois un #233;chantillon de son futur pouvoir d'achat. Il essaye une nouvelle cravate. Elle est en velours avec des paillettes, et tranche avec le style habituel de Goncourable, qui s'habille tout en noir, tendance no logo. Fran#231;ois note avec d#233;plaisir qu'elle ne fait pas du tout #233;crivain fran#231;ais, cette cravate, mais plut#244;t pr#233;sentateur m#233;t#233;o sur une cha#238;ne du c#226;ble. En prime, c'est la plus ch#232;re du magasin. Tout cela est tr#232;s d#233;cevant. D#233;pit#233; mais refusant de l'admettre, Fran#231;ois se venge le jeudi suivant, jour de son vernissage #224; la galerie de la rue Bonaparte. La journ#233;e est plut#244;t fra#238;che. Pour se r#233;chauffer (et se laver des id#233;es noires), Goncourable d#233;guste du gros rouge qui tache l'estomac. Parfois, il parle #224; des cacahou#232;tes. Des restes de g#226;teaux secs #233;mergent de son cache-nez mais il ne fait rien pour les enlever. Comme il n'a absolument rien #224; dire sur les #233;trons de Fran#231;ois, #224; part qu'il les trouve #224; chier, il b#226;ille sans prendre de gants. On dirait un m#233;lomane #233;gar#233; dans les tribunes d'un match de handball. — Alors ? lui demande Fran#231;ois, l'#339;il soup#231;onneux. Goncourable rassemble ce qu'il lui reste de force mondaine et parvient #224; extirper quelque chose comme : — Il y a beaucoup de choses... #233;tonnantes, ici. Tu travailles #224; une nouvelle s#233;rie?... C'est tr#232;s bien accroch#233;. — « Il pense " #233;tron " mais il ne le dit pas, songe-t-il, r#233;aliste. Petit Goncourable de mes deux ! Et poltron avec #231;a ! » La pens#233;e d#233;sagr#233;able en entra#238;ne une autre, et il finit par consid#233;rer son #339;uvre avec un zeste de regard critique. La mal#233;diction ne dure qu'un instant, mais cela suffit pour le d#233;moraliser. L'id#233;e iconoclaste qu'il ne sera jamais digne de la Fondation le fr#244;le dans un bruissement d'h#233;licopt#232;re bless#233;. Il retombe sur Terre. Le cauchemar s'estompe. Reste une envie de vengeance. Fran#231;ois rep#232;re Louise qui brasse l'ennui #224; l'autre bout de la galerie. — Tu as l'air en forme aujourd'hui, s'approche-t-il. Son sourire de robot est la premi#232;re chose qu'on remarque. Louise se crispe un peu. — Tu veux quoi, au juste ? Tu sais bien que moi et la peinture... — Ce n'est pas vraiment de la peinture, corrige Fran#231;ois. Enfin, pas au sens Et Fran#231;ois de lui saisir l'avant-bras. Ce geste #224; la complicit#233; calcul#233;e fait passer un frisson d'angoisse. Louise #233;carquille. « Mon mari a d#251; lui dire quelque chose sur mes seins », s'imagine-t-elle. — Il y a un d#238;ner apr#232;s le vernissage, dit Fran#231;ois. Elle tire machinalement sur le devant de la blouse pour rehausser cette poitrine qui ne veut pas remonter. — Viens seule, sugg#232;re Fran#231;ois. Elle cherche des yeux son mari. On ne le voit nulle part. Il ne reste que des bouteilles vides. — Il #233;tait l#224;, il y a cinq minutes, s'#233;tonne Louise. Il ne serait pas parti sans moi, quand m#234;me ! — La litt#233;rature fran#231;aise tient mal l'alcool, fait Fran#231;ois. Et il affecte le rire d#233;contract#233; de l'artiste qui ne se la joue pas. Quand ils se retrouvent #224; la brasserie, Louise s'attend #224; des r#233;v#233;lations. Son mari a probablement une ma#238;tresse. Disons No#233;mie, ou une autre, encore plus dangereuse, une Wonder-No#233;mie, vingt-cinq ans, cultiv#233;e, du bagout comme une #233;cole de commerce et un 95 C pour porter l'estocade. Comment voulez-vous que son mari r#233;siste? Les #233;crivains fran#231;ais ont la fid#233;lit#233; funeste, c'est connu. Pour peu qu'ils aient de grandes piles dans les librairies, les tentations ne manquent pas. Ils sont harcel#233;s de jeunesses arrogantes qui se prennent pour des muses. Certaines filles n'ont aucune g#234;ne, ou alors si, mais elle est soluble dans la litt#233;rature. Louise regarde son chocolat chaud et essaye vainement d'y lire l'avenir. Elle songe aux cours de musculation fessi#232;re qu'elle aurait d#251; prendre. Ce que lui apprend Fran#231;ois n'est d'aucun soulagement, au contraire. Goncourable. Non, elle ne savait pas. Elle ne s'en doutait m#234;me pas. #192; tout prendre, elle aurait pr#233;f#233;r#233; une ma#238;tresse. No#233;mie est humaine, elle a des faiblesses, elle n'est pas ce monstre implacable surgi de nulle part. — C'est pas vrai, murmure-t-elle, et ses jolis yeux se barricadent de larmes. Soudain, elle comprend tout, Louise. La Platinum neuve que Goncourable glisse dans son portefeuille comme un marque-page. Ses absences quand il rentre en puant la cigarette et le scotch. Cette mani#232;re qu'il a de ne pas #233;couter quand on lui parle. Et surtout, son manque d'entrain #224; critiquer les autres #233;crivains fran#231;ais, les 599 petits n#232;gres qui ont publi#233; en m#234;me temps, lui qui ne se prive jamais d'habitude. — La tarte Tatin, c'est pour qui?... Les pommes tron#231;onn#233;es ont une vague ressemblance avec son d#233;sastre personnel. — Je n'ai jamais command#233; #231;a ! s'#233;crie Louise. — #199;a ne fait rien, madame, pas la peine de vous #233;nerver. Dans le miroir accroch#233; sur une colonne d'angle #224; c#244;t#233; de la caisse, celui avec les traces de doigts, on peut voir la t#234;te de Fran#231;ois qui avance son regard dans le d#233;collet#233;. Les yeux contournent la m#233;daille de la Vierge, oscillent un peu sur le bord de la blouse et s'entrechoquent maladroitement contre la volupt#233;. Ils mettent du temps #224; retrouver la sortie. « Elle n'est pas aussi avachie que Goncourable le pr#233;tend », songe Fran#231;ois, peut-#234;tre pas pr#233;cis#233;ment en ces termes car le d#233;sir ne sait pas construire des phrases structur#233;es, mais avec une douleur diffuse semblable #224; une coupure que l'on plonge dans l'eau sal#233;e. — Il faut se mettre #224; la place de notre ami, articule Fran#231;ois p#233;niblement, tant il a envie d'#234;tre ailleurs. Ce doit #234;tre difficile #224; vivre. — Quelle d#233;ch#233;ance ! ne peut s'emp#234;cher Louise. Le chocolat chaud se noue dans la gorge. Fran#231;ois a l'impression de monter au filet sur une balle facile. — Il va en librairie, comme si de rien n'#233;tait. Il compte les exemplaires vendus et para#238;t plut#244;t — j'ai peine #224; le dire, Louise, sois forte — satisfait de son sort. Louise contemple le gouffre o#249; se noient ses grandes esp#233;rances. Un sentiment d'injustice flotte sur la ville. Ah! Louise! #192; quoi donc ont servi tous les sacrifices, petits et grands, que tu as consentis au quotidien pour faire briller la flamme de la litt#233;rature ? #192; te retrouver avec la cruche cass#233;e au milieu du chemin boueux, la borne des quarante ans d#233;finitivement pass#233;e, avec pour tout bagage un minablos de mari. Ah! Louison! En quoi as-tu investi ta jeunesse ! Les proportions de ton dos et tes jolis yeux n'ont donc pas trouv#233; de meilleur placement qu'un — Je suis une gourde ! grimace Louise en songeant aux beaux discours de son mari sur sa pr#233;tendue place dans la litt#233;rature fran#231;aise. Car si quelqu'un pouvait juger Goncourable #224; sa juste valeur, c'#233;tait elle, Louise, sa femme de chevet. En vingt ann#233;es de vie commune, on a de quoi avoir des soup#231;ons. Fran#231;ois sent la faille. En moussant un peu, il lance : — La Fondation est sur les dents pour obtenir mon expo, mais je ne sais pas si je vais accepter. Il y a du pour et du contre. Pour mes « #233;trons » — c'est une fa#231;on de parler —, je pr#233;f#232;re New York. Puis il claque : — L'addition, s'il vous pla#238;t ! — Votre manteau, mademoiselle, dit le serveur. Dans les grands r#233;cipients en inox, les hu#238;tres brillent comme des lupanars. Plus loin dans la soir#233;e, quand il se retirera de Louise en se disant qu'elle n'est pas aussi bonne qu'il se l'imaginait, tout juste suffisante pour un Goncourable mais largement frustrante pour un homme normal, Fran#231;ois m#233;ditera la maxime populaire qui fait s'assembler ce qui se ressemble, et il se dira que, d#233;cid#233;ment, l'autre gland et Louise sont faits pour s'entendre tant la m#233;diocrit#233; de leurs performances est comparable. Elle cuit, la litt#233;rature fran#231;aise de septembre, elle mitonne #224; plein, elle sature en vapeurs, elle d#233;gorge de talents. Six cents romans. Festival de couleurs, r#233;cital de parfums. De gros volumes app#233;tissants c#244;toient d'exquis livres de poche. Des noms exotiques, des titres palpitants. Cette ann#233;e, le Br#233;sil est #224; la mode. Mais aussi la Russie, #233;videmment, car on ne peut concevoir la litt#233;rature fran#231;aise sans un petit russophile quelque part. Et la Chine! L'Oubangui-Chari! La bande de Gaza! La litt#233;rature fran#231;aise rassemble les cinq continents. Elle est un exemple de tol#233;rance dont les autres litt#233;ratures feraient bien de s'inspirer. #192; c#244;t#233; de la litt#233;rature fran#231;aise, la litt#233;rature am#233;ricaine est outrageusement nombriliste. #192; croire qu'il n'y a que l'Am#233;rique et les Am#233;ricains qui existent en ce monde. Si c'est pas pitoyable! Et c'est pareil en Afrique du Sud, en Inde, au Japon : seuls leurs petits probl#232;mes les int#233;ressent. Alors que nous ! La litt#233;rature fran#231;aise voyage. Elle explore l'espace. Elle soumet le temps. Elle n'h#233;site pas (et avec quel courage) #224; entreprendre de vastes plong#233;es historiques dans les #233;pisodes d#233;licats qu'ont #233;t#233; la Terreur, l'Occupation et mai 68. Elle ne recule devant rien. Elle n'a pas peur de passer des mois #224; se documenter dans les biblioth#232;ques. Elle ne conna#238;t aucune flemme #224; recopier les journaux de l'#233;poque. Grande, majestueuse litt#233;rature fran#231;aise! Ah! si toutes les litt#233;ratures pouvaient en dire autant ! En face, les lecteurs gourmands se pourl#233;chent les babines. Apr#232;s un #233;t#233; de je#251;ne, amaigris par les mots fl#233;ch#233;s et Mary Higgins Clark, ils contemplent sans y croire les tables des libraires. Cette abondance sature les yeux. Ils ne tiennent pas longtemps. Ils s'y jettent #224; ventre d#233;ploy#233;, les doigts avides, le front en fi#232;vre. Des romans, ils en prennent dix, vingt, trente! Les #233;conomies sont siphonn#233;es par le sanibroyeur. #199;a ne fait rien ! C'est pour la bonne cause. La litt#233;rature fran#231;aise vaut mieux qu'un sac, plein cuir ou pas. Seules les plus grandes marques peuvent rivaliser avec la litt#233;rature fran#231;aise. Pendant trois semaines, on lit sans r#233;pit. Puis, d#233;but octobre, la premi#232;re faim pass#233;e, malgr#233; l'exceptionnelle qualit#233; de ce qu'on a ingurgit#233;, on sent comme une lourdeur. Le plein cuir fait de nouveau une perc#233;e timide dans les c#339;urs. La litt#233;rature fran#231;aise a besoin d'un relais de croissance. Et c'est alors que les prix d'automne se pr#233;cisent. On les voit poindre #224; travers le brouillard. Ils clignotent comme un passage #224; niveau qui se baisse. Ils montrent les directions o#249; la litt#233;rature fran#231;aise a failli aller mais o#249; elle n'ira pas. Les complaisances o#249; elle a failli sombrer. Les voies sans lendemain. Elle a eu chaud, la litt#233;rature fran#231;aise ! C'est le moment que choisit la critique pour entrer dans la ronde. D'abord timide, tant que la liste des nomin#233;s est floue et que la probabilit#233; de commettre un impair est grande, elle se d#233;cha#238;ne d#232;s que la brochette finale est annonc#233;e. Les papiers tirent dans la figure. La critique ne pardonne rien. On dirait qu'elle met un point d'honneur #224; d#233;busquer l'insignifiant #224; chaque page. Elle voit la paille dans l'#339;il des nomin#233;s et elle l'assomme avec la poutre qu'elle a dans le sien. Que de mots blessants ne lit-on pas #224; l'automne! La causticit#233; g#233;n#233;reuse ne conna#238;t pas de limites. Un temps sonn#233;s par leur boulimie de septembre, les lecteurs sentent la curiosit#233; qui les pique #224; nouveau. Ils veulent lire de leurs yeux ces textes affreux dont tout le monde se moque. Les soir#233;es mondaines ont soif d'anecdotes. Elles veulent des gladiateurs pour pimenter l'automne soporifique. Le calendrier est parfaitement calibr#233;. La mise #224; mort des nomin#233;s est un rayon de soleil qui les distrait des premi#232;res pluies glac#233;es. Les conditions sont r#233;unies. Le canasson s'#233;broue. Les lecteurs retournent en librairie. Le cycle marchand a impos#233; sa loi. Ensuite viendra No#235;l et ses piles de beaux livres, et les lecteurs auront d'autres chats #224; fouetter. On n'y est pas encore. Octobre n'a pas livr#233; tous ses secrets. Goncourable est au milieu de son chemin de croix. Il tra#238;ne dans les soir#233;es litt#233;raires o#249; brassent les nomin#233;s en qu#234;te de rumeurs encourageantes. La moindre fuite est capt#233;e, puis d#233;crypt#233;e avec avidit#233;. Comme un amoureux qui aime en silence, il transforme #224; son avantage chaque fait insignifiant. Qu'un membre du jury l'ait regard#233; avec insistance ou lui ait propos#233; des petits fours, et voil#224; Goncourable de s'imaginer favoris#233; par le destin, car qui pourrait regarder sans ciller un futur prix Goncourt, ou pis encore, lui servir des g#226;teries comme si de rien n'#233;tait? Il faudrait un c#339;ur en pierre ponce. Se sentant ainsi prot#233;g#233; par l'attention des autres, il multiplie les conversations st#233;riles. Il tape l'incruste #224; tous les cercles. Il cherche #224; compromettre les faiseurs d'opinion en s'affichant avec d#233;sinvolture #224; leurs c#244;t#233;s. Il esp#232;re tisser des liens. Il croise son #233;diteur, pour qui ces mondanit#233;s ont une raison oppos#233;e : prouver que Goncourable est un animal sociable, qu'il est apte #224; recevoir le boulet du Goncourt quand viendra le moment d'assumer, et qu'il ne se rebiffera pas comme ce Gracq de sinistre m#233;moire, qui a g#226;ch#233; la saison 1951. L'#233;diteur est d#233;#231;u. On a appris que c'est Philippe qui fera la couverture du prochain L'#233;diteur de Philippe a les yeux qui cr#233;pitent. L'#233;diteur de Goncourable, lui, est triste comme une baignoire vide. Il devra se contenter d'un article d'une page et demie (contre trois #224; Philippe) avec une seule photo pleine page (contre deux photos pour Philippe, sans compter la couverture). Remarquez, une photo, c'est mieux que rien. Un #233;diteur exp#233;riment#233; saura en tirer le maximum. On prendra celle o#249; Goncourable a le regard arrogant et la main plant#233;e dans les cheveux. La pose, fauss#232;ment d#233;contract#233;e, va agacer. « Ma parole, il se prend pour une diva, ce Goncourable, se diront les gens. Ose-t-il se croire au-dessus du Goncourt alors que rien n'est encore jou#233; ? Remettons-le vite #224; sa place! » Et pan!... L'#233;diteur de Goncourable fait ses calculs. C'est un Clausewitz dans l'#226;me. Il se dit que la surm#233;diatisation de Philippe peut effrayer le jury. Ils ont du c#339;ur, ces gens-l#224;, comme tous les bourreaux. Dans un #233;lan humaniste, ils peuvent estimer qu'il n'est pas d#233;cent d'accabler Philippe davantage. Il a d#233;j#224; eu sa dose de mauvaises critiques. Un torrent ! Le mieux est l'ennemi du bien, diront-ils. Philippe sera #233;pargn#233;. Il reste... Goncourable. L'#233;diteur se signe discr#232;tement. Il pense tr#232;s fort #224; ses Armani qu'il remplacerait bien par des Gucci. Goncourable remarque ce geste mal adapt#233; #224; une soir#233;e mondaine et l'interpr#232;te #224; sa fa#231;on. — On a eu chaud, hein, sourit-il. Pour — Moi non plus, avoue l'#233;diteur sombrement. Mais il y a parfois des miracles. J'en connais qui sont g#226;t#233;s. Il d#233;signe du menton Philippe qui tra#238;ne un peu plus loin, tout penaud. Goncourable prend cette r#233;flexion pour du second degr#233;. — Ce n'est pas gentil pour lui. Le pauvre! Dire que j'aurais pu #234;tre #224; sa place. — #199;a oui ! s'exclame l'#233;diteur. Sacr#233; veinard ! C'est dit avec une telle vibration que Goncourable a la chair de poule. « D#233;cid#233;ment, le couperet de Son regard croise celui de Philippe. — Ah, bonjour Goncourable, fait Philippe. — Bonjour Philippe, r#233;pond Goncourable. Je ne t'avais pas vu. Il prend un air absent comme s'il cherchait quelqu'un de tr#232;s important, au loin, dans la foule, mais #231;a ne marche pas, Philippe s'approche. — Tu vas comme tu veux? Pas trop d#233;moralis#233;?... Oaff, tu as l'air de prendre sur toi. C'est courageux. Goncourable ressent un picotement d#233;sagr#233;able. — C'est #224; moi de te plaindre, fait-il en essayant de mettre dans sa voix le plus de d#233;tachement possible. Car c'est toi, me semble-t-il, qui es le « favori ». — Tu plaisantes, dit Philippe calmement. Je ne risque pas. J'ai d#233;j#224; #233;t#233; nomin#233; deux fois. Goncourable ne voit pas en quoi c'est une assurance, au contraire. — Justement, dit-il. Tu l'auras au m#233;rite. Pour l'ensemble de ton « #339;uvre ». — Je suis l'#233;ternel second, bafouille Philippe sans relever ce qu'il y a de blessant dans les guillemets dont Goncourable truffe ses phrases. #192; toi les Champs-Elys#233;es. Ils s'envoient ainsi des politesses qui tapent dur. Pourquoi ce minable continue-t-il d'#233;crire? se demande Goncourable. Il en est #224; sa troisi#232;me nomination, et il s'acharne. On dirait qu'il veut y passer. C'est insens#233;. Il y a l'argent, d'accord. Mais on s'en lasse, de l'argent, comme on se lasse des seins de Louise. Et entre nous, est-ce une compensation suffisante pour une vie bris#233;e? N'a-t-il aucun sens de l'honneur?... Il doit y avoir autre chose. Mais quoi? Goncourable prend la peine d'observer son compagnon d'infortune. Les yeux de Philippe sont charg#233;s de poches o#249; se d#233;bat un orgueil d#233;boussol#233;. Ses #233;paules tombent sur des jambes en papier #224; cigarette. Il a les gestes lents d'un grand traumatis#233;. Pourtant, il est fier comme un altim#232;tre : — Mon dernier roman est meilleur que les pr#233;c#233;dents. Tout le monde le dit. Logiquement, je ne devrais pas me qualifier. Alors que toi, mon ami, ta spirale est baissi#232;re... Goncourable finit par comprendre. Ce type #233;crit pour se prouver qu'il est capable de Goncourable a un frisson de piti#233;. — Ne fais pas cette t#234;te, l#226;che-t-il. Proust et Malraux l'ont eu aussi. — Quel g#233;nie, tout de m#234;me, ce Proust! dit Philippe qui n'attendait que #231;a. — Un g#233;ant ! — Non, c'est plus qu'un g#233;ant. C'est un Titan. — Le Titan, c'est Malraux, corrige Goncourable. Proust est fulgurant. C'est le Surfeur d'argent de la litt#233;rature fran#231;aise. En fait, quand on y songe, ce sont nos plus grands #233;crivains, ces Proust et Malraux. La litt#233;rature fran#231;aise n'a rien fait de mieux en cent ans. L#224;-dessus, ils tombent d'accord. — Finalement, ce ne serait pas si mal de partager leur sort, lance Goncourable. — Ce serait un honneur, ench#233;rit Philippe en toisant le Goncourt au fond des yeux. — Ah, figurer sur la m#234;me liste que Proust et Malraux ! soupire Goncourable, presque content. Ainsi le larbin qui nettoie les toilettes #224; l'a#233;roport de Marseille se met #224; r#234;ver de Saint-Exup#233;ry. Ils s#232;ment des Proust et des Malraux dans chaque phrase. C'est une #233;ruption de varicelle. Ils en oublient leur condition pitoyable. Ils sont en transes. « Proust! » « Malraux ! » Ils braillent comme vingt. Les gens les regardent. On sent de la d#233;sapprobation. « Qui sont-ils, ces nomin#233;s, pour hululer de la sorte ? » Un jeune homme #224; la d#233;gaine d'#233;tudiant en lettres modernes, un foulard au menton et un « Folio » dans la poche, s'approche pourtant. — On parle Proust? fait l'#233;tudiant. C'est d'un sans-g#234;ne. Visiblement, l'#233;tudiant ne baigne pas dans le milieu litt#233;raire car il ne semble reconna#238;tre ni Goncourable ni Philippe, et ne craint pas d'#234;tre aper#231;u en leur compagnie. — Pauvre Proust, il est mort bien jeune, postillonne-t-il. #192; cinquante et un an. C'est ce Goncourt de 1919 qui nous l'a achev#233;, en trois petites ann#233;es. Quelle honte ! #192; leur place, je ne ferais pas le fier. Inconscient du malaise qu'il provoque, l'#233;tudiant passe la main dans ses longues m#232;ches qui tiennent sans gel. — Malraux, glisse Philippe. — Malraux ?... Ah il #233;tait costaud ! Tu penses, #224; trente-deux ans ! On peut refaire vingt fois sa vie, #224; trente-deux ans. Psychologiquement, il #233;tait plus solide que Proust. Enfin, si je dis #231;a... C'est un probl#232;me. Je veux dire, l'erreur de Goncourt. Un Goncourt attribu#233; #224; la l#233;g#232;re, sans preuves. Le coup de massue, sourd #224; toute discussion. Et si le pot de fleurs tombait sur un nouveau Proust, hein?... Remarque, je ne crois pas qu'il y en ait beaucoup, des Proust, aujourd'hui. Mais tout de m#234;me. On a bien vu des innocents griller sur la chaise #233;lectrique. Les peuples #233;clair#233;s suppriment la peine de mort, pourquoi garderions-nous le Goncourt? La question prend nos deux nomin#233;s au d#233;pourvu. Ils sourient gauchement en jaugeant le jeune homme. Est-il un excentrique qui aurait un peu forc#233; sur le paradoxe, ou un effront#233; provocateur qui se paye leur t#234;te ? — Le Goncourt est indispensable, voyons, fait Philippe prudemment. Il est l'#233;pouvantail qui fait avancer la litt#233;rature fran#231;aise. — Comment ferait-on si l'on n'avait pas ce rep#232;re? ajoute Goncourable. Il balise les #233;cueils o#249; il ne faut pas sombrer. Vous proposez de naviguer #224; l'aveugle. Autant se tirer une balle dans le pied. — Le Goncourt est maintenant une tradition, comme le sapin de No#235;l ou le beaujolais nouveau, reprend Philippe. Vous ne pensez pas supprimer les #233;trennes et la galette des Rois. L'#233;tudiant hoche une t#234;te remplie d'utopies bleu ciel : — Tes arguments sont incroyablement mat#233;rialistes. Moi, je parle de la dignit#233; d'un individu. Une dignit#233; qui se trouve goudronn#233;e du jour au lendemain, sans qu'il ait la possibilit#233; de se d#233;fendre. « Mais qui il est, ce morveux, pour se placer ainsi en d#233;fenseur des opprim#233;s, et clamer sa sup#233;riorit#233; morale? » s'interroge Goncourable. Il est terriblement agac#233;. — Si un livre est le plus insignifiant de la saison, il est normal que les gens le sachent, dit courageusement Philippe (en regardant Goncourable). — Autrement, c'est encourager les m#233;diocres #224; #233;crire, eux qui ne demandent que #231;a, ench#233;rit Goncourable (en regardant Philippe). C'est encombrer les libraires de livres inutiles, et faire perdre du temps #224; l'ensemble de la nation. #192; long terme, cette attitude nuira au prestige de la litt#233;rature fran#231;aise, qui est, rappelons-le, la meilleure du monde. — Je demande juste que cesse l'acharnement, s'ent#234;te l'#233;tudiant. Il nous faudrait une r#233;volution. On lui donnerait bien deux claques. — Une r#233;volution, rien que #231;a ! s'offusque Goncourable. Allons-y, r#233;voltons-nous ! Tranchons la gorge des acad#233;miciens ! Pendons-les au lampadaire ! Plus de Goncourt, la bonne affaire ! Plus de garde-fous. Le cerb#232;re est parti. On peut #233;crire sans risque de baffe. Dans les journaux, rien que des articles #233;logieux. Partout, la complaisance. On encense, on s'extasie. Que croyez-vous qu'il arrivera #224; la litt#233;rature fran#231;aise?... La chienlit, jeune homme, la d#233;cadence ! L'#233;tudiant s'accroche aux nuages. — Imagine. On te donne le Goncourt. (#192; ces mots, Goncourable a un tic.) Supposons m#234;me que tu le m#233;rites. Je veux dire qu'aujourd'hui, #224; cet instant pr#233;sent, ce que tu as #233;crit m#233;rite la sanction du Goncourt... C'est une hypoth#232;se, camarade, pas la peine de faire de grands yeux... Donc on te le donne. Tes amis te l#226;chent. Tu as l'impression d'#234;tre seul, en pleine montagne, sur un tire-fesses cass#233;. Puis passent quelques ann#233;es. Disons vingt. #201;conomiquement, tu vis de tes anciens droits d'auteur, ceux du prix Goncourt que tu as mis #224; la Caisse d'#233;pargne, et tu as un autre m#233;tier, disons agent immobilier. Mais tu n'as pas cess#233; d'#233;crire. Ton #233;diteur, par charit#233; chr#233;tienne, n'a pas cess#233; de te publier. Ou si. Peu importe. Et l#224;, vingt ans apr#232;s, tu nous #233;cris un v#233;ritable chef-d'#339;uvre. Et ton #233;diteur te le refuse. Ou bien il l'accepte par charit#233; chr#233;tienne, et personne ne le lit. Tout #231;a parce que tu portes la marque sordide, ce prix Goncourt que tu as eu il y a vingt ans, et qui #233;tait m#233;rit#233; car tu n'#233;tais pas Proust... J'te sens f#233;brile... Tu vois, le principe m#234;me du Goncourt suppose que l'#233;crivain m#233;diocre ne peut #233;chapper #224; sa m#233;diocrit#233;, quoi qu'il fasse. La r#233;demption n'existe pas. Comme en r#233;sonance #224; ces paroles caverneuses, Goncourable aper#231;oit un photographe qui tourne autour d'eux. « Il lorgne vers moi, le fumier », croit-il deviner. Il panique un peu. Sans r#233;fl#233;chir #224; deux fois, il d#233;cide de prendre la fuite car il n'a pas du tout envie qu'on l'immortalise en compagnie de Philippe. Il fait bien. Dans son dos cr#233;pite d#233;j#224; le flash sournois. L'ombre de Goncourable tape dans le mur, puis dispara#238;t. Quelques jours plus tard, quand il feuillettera chez son coiffeur le dernier « Ah, ben c'est bien fait pour toi, face de puceau! pensera Goncourable, et il caressera de son index le nez de l'#233;tudiant. Supprimer le Goncourt, non mais pour qui il se prend, le trouduc ? » Philippe ou pas, le moral d#233;cline au fil des jours. On dirait qu'il y a une force de gravit#233; sp#233;cifique qui s'acharne sur les rares pens#233;es optimistes pour les envoyer dans le caniveau. Les boulevards tra#238;nent sur Goncourable. Au Luxembourg, il s'agglutine au sable pisseux. Les Sa t#234;te semble faite pour une couronne fielleuse. Le regard est noy#233; au fond d'un visage #233;maci#233;. Il s'imagine coinc#233; dans un intestin sans fin. L'immonde Goncourt le ronge de l'int#233;rieur, il constipe le sang et empoisonne la lymphe. Les pellicules sont revenues. De petites plaques blanch#226;tres dansent en tutu sur la peau dess#233;ch#233;e. Le vent les feuillette comme les pages d'un livre maudit. Les chemises de Goncourable se couvrent de neige lyophilis#233;e. Il est oblig#233; de porter des v#234;tements clairs. Il a l'impression d'avoir chang#233; de peau. Comme il est mal #224; l'aise! Les d#233;odorants n'y suffisent plus. Il se d#233;gage de ses aisselles une odeur cramoisie qui ferait fuir les rares femmes qui auraient pu s'int#233;resser #224; lui, les pr#234;tes #224; tout, les desperados imbues de probl#232;mes, les n#233;vros#233;es et toutes celles qui ne connaissent pas les sympt#244;mes du Goncourt, par na#239;vet#233; ou faible culture g#233;n#233;rale. Ainsi la nature fait-elle son impitoyable s#233;lection. L'animal est malade. Il ne se reproduit plus. Le sexe. Parlons-en. Il p#232;le de partout. Le pr#233;puce ne se d#233;calotte plus, ou si peu. Pourquoi se d#233;calotterait-il, le brave homme ? De quel droit peut-on lui demander cet effort? Louise ne se laisse pas approcher, c'est tout juste s'il peut lui parler. Quand elle r#233;pond, c'est une #233;charde ou un jet de syllabes agressives. — Jamais je ne t'aurais cru capable du Goncourt, siffle-t-elle. Toi, un type int#232;gre. Soi-disant. Car maintenant que j'y pense, je vois bien que tu avais des pr#233;dispositions. Quand tu resquillais dans le m#233;tro. Le jour o#249; tu as menti pour la redevance. Et cet accident de la route o#249; tu n'avais pas la priorit#233;. Ah mon salaud ! Ta nature malsaine se r#233;v#233;lait au grand jour, et moi qui ne voyais rien, pauvre cruche que j'#233;tais! — Je ne l'ai pas fait expr#232;s, pleurniche Goncourable. La litt#233;rature est impr#233;visible. Pardonne-moi, ma Louloute. — Je ne suis pas ta « Louloute » ! hurle Louise et une fa#239;ence se casse sur le carrelage. On n'est jamais aussi seul que le soir dans son lit, avec une Louise #224; ses c#244;t#233;s et un Proust sur la table de chevet. On peut la comprendre. Elle se demande comment colmater sa vie. Elle boit des infusions du soir et de la val#233;riane. Plusieurs fois par jour, elle recompte son #226;ge et tombe toujours sur des chiffres affreux, compris entre quarante et quarante-cinq. Un #226;ge o#249; l'on est en droit d'esp#233;rer un peu de stabilit#233;, avec un homme de rapport, respect#233; des commer#231;ants et appr#233;ci#233; par ses pairs. Louise grince des couronnes. Les yeux h#233;riss#233;s de regards furibonds, elle songe au divorce. S'il y avait une alternative cr#233;dible parmi les hommes qui l'entourent, elle aurait sans doute saut#233; le pas. Fran#231;ois pourrait prendre la rel#232;ve, mais peut-on compter sur lui? N'est-il pas le meilleur ami de Goncourable, donc potentiellement minable, lui aussi? Dieu sait quels ab#238;mes inavouables se cachent derri#232;re la fa#231;ade d'artiste. Louise feuillette un catalogue de la rue Bonaparte. Elle admet qu'elle n'y conna#238;t rien. S'il fallait choisir un sac #224; main, #231;a serait une autre affaire. Il y a #233;tron et #233;tron. Fran#231;ois, de son c#244;t#233;, ne songe gu#232;re #224; Louise. Quand il est dans l'atelier #224; malaxer la mati#232;re qui servira pour une nouvelle s#233;rie, son art le remplit tout entier et il n'y a pas de place pour les douceurs. Lorsque le travail le l#226;che enfin et qu'il a une pens#233;e pour Goncourable, il se sent vaguement fautif. Il s'est sali en quelque sorte. Baiser la femme de son copain n'est pas joli-joli. Fran#231;ois se croit oblig#233; d'ouvrir une bouteille de scotch. Il boit et il imagine ses oeuvres #224; la Fondation. Il en ouvre une deuxi#232;me. #192; la moiti#233; de la bouteille, il comprend qu'il a pris des risques inconsid#233;r#233;s. Car que ferait-il si la m#233;diocrit#233; de Goncourable #233;tait transmissible sexuellement? De Goncourable #224; Louise, de Louise #224; Fran#231;ois, l'abominable microbe se propage. On ne conna#238;t pas d'antidote. Fran#231;ois fr#233;mit. Il suffit d'une fois. Quel inconscient a-t-il #233;t#233; ! Il faudrait qu'il aille se faire d#233;pister. Il coule doucement sous la chaise. Son sommeil est lourd de menaces. Quand il se r#233;veille, il se rend compte que le malheur de Goncourable ne le fait plus pavoiser. Pas un demi-sourire, pas une pens#233;e narquoise, rien. Fran#231;ois est d#233;#231;u par ses capacit#233;s. Il se croyait plus jouisseur. La triste r#233;alit#233; le rattrape : en couchant avec Louise, il s'est priv#233; d'un relais d'optimisme. Ah, il tombe bien bas, l'homme qui ne m#233;prise plus son meilleur ami. Ou est-ce l'horrible Goncourt qui contamine petit #224; petit tout ce qu'il touche, et qui s'#233;tend dans la vie comme une tache d'encre sur du papier buvard ? Fran#231;ois sent les mauvais fluides. Ils s'immiscent dans son travail et font douter. Pour ne rien arranger, les nouvelles de la rue Bonaparte sont ti#233;dasses. Le march#233; new-yorkais sature. Les mus#233;es branch#233;s de province ont des soucis budg#233;taires. Les astres s'alignent et forment des croche-pieds invisibles. Il y a des p#233;riodes en #233;conomie o#249; l'#233;tron ne se vend pas comme un petit pain. Fran#231;ois est oblig#233; de solder son plan d'#233;pargne-logement pour payer le loyer. Un soir, il n'y tient plus, il se d#233;barrasse de la d#233;dicace de Goncourable en la jetant dans le vide-ordures. Le papier bruit comme un serpent #224; sonnette. Fran#231;ois claque la porte et s'enferme dans la salle de bains. Il regarde ses mains, de grosses pattes poilues fatigu#233;es par le travail. Il se dit qu'il n'est plus #224; un #226;ge o#249; l'on peut prendre des risques et fr#233;quenter n'importe qui. Il sort #224; la Fnac et il s'ach#232;te un r#233;pondeur avec filtrage d'appel. Fran#231;ois n'est jamais l#224;. Goncourable l'appelle plusieurs fois par jour. « Je suis #224; la Fondation, dit la voix embarrass#233;e de Fran#231;ois, je reviens dans une heure », mais il ne revient jamais. Une fois, Goncourable l'a surpris au bout du fil, et Fran#231;ois a raccroch#233; pr#233;cipitamment en pr#233;textant un #233;tron qui n'attend pas. Il n'a jamais rappel#233;. Goncourable prend sa meilleure intonation pour laisser des messages sympathiques et chaleureux. Il invite Fran#231;ois au cin#233;ma. On donne Truffaut #224; la Cin#233;math#232;que. « C'est un Fran#231;ois, comme toi. » Il se force #224; sourire pour donner l'impression qu'il ne craint pas. Parfois il n'a rien d'autre #224; dire que : « Je n'ai pas vu Louise depuis trois jours. Je vais pas bien. » Ou bien, en dernier recours : « Fran#231;ois, d#233;croche, je ne te parlerai plus de mes droits d'auteur, c'est promis. » Il se rend compte #233;videmment que ce genre de message n'incite pas #224; d#233;crocher. On ne prend pas les forteresses avec des j#233;r#233;miades. Bizarrement, Fran#231;ois a mauvaise conscience. Il demande #224; une voisine d'enregistrer pour lui le message suivant : « Le num#233;ro de votre correspondant a chang#233;, veuillez consulter Internet ou votre documentation. » C'est dit avec une intonation sans appel. Tout de suite, Fran#231;ois a meilleur app#233;tit. Il se sent en s#233;curit#233;. M#234;me s'il risque de rater quelques coups de fil importants pour son travail, il se lib#232;re d'un sacr#233; boulet. Il pousse la hi-fi. Les baffles l#226;chent un pet de ma#231;on. C'est Sans le r#233;pondeur de Fran#231;ois, il est d#233;finitivement coup#233; des autres. Il reste seul avec son malheur. D#232;s le r#233;veil, le monstre est l#224;, il occupe les pens#233;es, il s'impose dans chaque journ#233;e nouvelle comme le th#232;me dominant. Rien ne peut l'en distraire, pas m#234;me la t#233;l#233;, qu'il ne regarde pas car il a peur de tomber sur une #233;mission litt#233;raire. Le malheur est une confiture. Il enduit les murs et colle #224; la peau. Tant#244;t c'est du miel, tant#244;t du pl#226;tre. Ses propri#233;t#233;s physiques en font un mat#233;riau remarquable. Il est conducteur de chaleur et on le toise au fond de la tasse #224; caf#233;. Il est compressible comme l'air et la mousse #224; raser en d#233;gorge. Partout, on ne voit que lui. Il est m#234;me sous le lit, comme le L#233;viathan. Parfois Goncourable l'attrape au vol, le froisse rageusement et l'envoie dans la poubelle. Il se croit d#233;barrass#233;, mais le voil#224; qui resurgit, tel Ph#233;nix, pour l'engluer davantage encore, pour le grignoter de l'int#233;rieur. Un jour, le malheur s'approche de l'#233;tag#232;re o#249; sont rang#233;s les livres de Goncourable parmi les auteurs contemporains qu'il respecte. Il harponne le petit dernier. Il l'ouvre sans complaisance. Bon sang. Il lit une phrase au hasard. Soudain il comprend. C'est catastrophique. Et davantage. C'est mauvais comme une cr#232;me fra#238;che p#233;rim#233;e. Il ferme le livre, et que voit-il sur la couverture ? Il n'y a aucun doute, c'est lui l'auteur de ce texte faiblard, et personne d'autre. #201;pouvant#233;, il tombe dans le canap#233;. Tout est mou autour de lui. On dirait qu'une force sup#233;rieure lui a coup#233; l'#233;lastique vital. C'est plus terrible que tous les Goncourt dont il se souvienne. Goncourable fixe ses ongles. Ils sont propres et longs comme ceux d'un intellectuel mort. « Mon Dieu, pense-t-il. Ils ont raison. » Il d#233;couvre #224; chaque page des preuves accablantes. Les paragraphes qu'il a cru r#233;ussis, ceux qui sont venus d'un seul jet d'inspiration, lui semblent maintenant d#233;suets et pompeux, racoleurs et lavasses, mal fagot#233;s comme des coll#233;giens et arrogants comme des #233;tudiants #224; leur premier entretien d'embauch#233;. Ses phrases qui ont n#233;cessit#233; de longues semaines de polissage puent l'huile de coude et le dictionnaire. L'ensemble est d'une impuissance #224; faire pleurer les doigts. La crise de lucidit#233; est terrible. Comme un fou en s#233;rie qui prend conscience des atrocit#233;s qu'il a commises, Goncourable re#231;oit en plein nez le boomerang de sa litt#233;rature. Il se d#233;couvre enfin sans fard ni paupi#232;res. Il n'aurait jamais d#251; #233;crire. Salet#233; d'#233;diteur! Il comprend pourquoi, #224; chaque manuscrit qu'il apportait, on le poussait #224; en #233;crire davantage. « Ne stoppez pas en si bon chemin, qu'il disait, le faux derche, soyez g#233;n#233;reux de vos mots, nous attendons le prochain omnibus avec impatience. » C'#233;tait du calcul. Texte #224; texte, Goncourable se rapprochait de la falaise. « Votre style est un macrocosme », chuchotait l'#233;diteur, et sa victime, inconsciente des dangers, hypnotis#233;e par son nombril mal plac#233;, faisait un pas de plus vers l'irr#233;parable. Il y voit clair maintenant ! Le Goncourt #233;tait programm#233; dans son #339;uvre depuis le premier texte comme la mort est inscrite dans les g#232;nes. Pas un Goncourt contestable #224; la Proust et Malraux, non, un Il regarde son texte. Les vaches enrag#233;es mugissent aux #233;clats. Il imagine qu'il a le courage de d#233;chirer les pages. Il se voit en train de leur tordre le cou. Il mime le geste. Ce serait bien! #199;a le soulagerait. Il n'#233;pargnerait aucune phrase. Car il suffit d'une n#233;gligence et la phrase pourrie s'#233;chappe dans la nature, elle en contamine d'autres, elle prolif#232;re comme l'algue tueuse de la M#233;diterran#233;e, l'#233;cosyst#232;me de la litt#233;rature est modifi#233; et le Goncourt surgit de sous la plume de Goncourable, un Goncourt aussi froid que le dernier cercle de Dante, aussi terrifiant que la statue du Commandeur. Les gesticulations de Goncourable sont des enfantillages. Il est trop tard, le livre est #233;crit. Le maelstr#246;m est en librairie, des mains inconnues s'en saisissent, on le transporte vers la caisse enregistreuse, le scanner lit le code-barre, et le voil#224; dans la ville, il s'est #233;chapp#233; ! — Arr#234;tez ! Ne le lisez pas ! Il a envie de hurler par la fen#234;tre. Personne ne l'entendra. Et de toute fa#231;on, c'est avant qu'il fallait y songer. D#232;s les premiers cahiers d'adolescent, il aurait d#251; dire non aux chim#232;res, laisser tomber l'inf#226;me #233;criture, ce pi#232;ge #224; Goncourt, sentir qu'il #233;tait en danger. (Ainsi le jeune loubard qui sait se ressaisir #224; temps, quitte la compagnie des mauvais gar#231;ons et prend une option pour sortir de l'orni#232;re.) Ne pas #233;crire est une question de volont#233;. Il tombe #224; genoux devant Vient alors une sorte de r#233;mission, o#249; les nerfs se d#233;tendent, les ressorts se d#233;crispent, les visions cauchemardesques s'estompent et les pens#233;es deviennent lourdes #224; porter. #192; l'autre bout de la ville, loin des souffrances de Goncourable, Louise et Giselle d#233;fient le temps dans un bistrot recommand#233; par la presse. Giselle porte un cardigan Yohji Yamamoto sur des escarpins en chevreau Karine Arabian, le tout ponctu#233; d'un soutien-gorge Calvin Klein Underwear, qui reste invisible comme le Saint-Esprit mais indispensable #224; l'harmonie de l'ensemble. Louise n'est pas d#233;sarm#233;e. Une veste rose, que Giselle voit pour la premi#232;re fois, se tr#233;mousse comme une muleta. — C'est une Isabel Marant? fait Giseile avec l'air protecteur de celle qui en a deux dans sa penderie. — APC, r#233;pond Louise d'un souffle, au comble du bonheur. On leur apporte des salades mixtes, sans lardons. — J'en ai pas vu au magasin, dit Giseile pensivement, comme si elle abordait un vaste probl#232;me de philosophie. — Normal, c'#233;tait une vente priv#233;e. Ils en ont livr#233; le jeudi o#249; t'as achet#233; ton fameux t-shirt en soie Diane von Furstenberg. Eh bien, tu le croiras jamais, le soir il n'en restait plus. Ayant prononc#233; la sentence, Louise s'occupe #224; piquer les noix avec une fourchette. Puis elle ajoute, avec ce regard malsain des grands criminels : — Ils en ont parl#233;, tu sais... sur le c#226;ble... #224; « Paris Mode »... Tu n'aimes pas ta salade? — Je... je n'ai pas le temps de faire les ventes priv#233;es, bafouille Giseile. En ce moment, je travaille beaucoup, b#233;n#233;volement, pour les enfants malades du sida... #192; propos de maladie, j'ai appris pour ton mari, dis donc. Les journaux, oh l#224; l#224;. En un tour de main, Giseile reprend l'initiative. « Comment tu le vis, ma pauvre Louison ? », « Tu dois #234;tre bien #224; plaindre », « Maman est tellement inqui#232;te » — les missiles pleuvent. La tenue APC est une protection insuffisante. Louise se transforme en un vaste terrain vague o#249; se prom#232;ne le regard insolent de Giseile. Rien de plus naturel, apr#232;s tout. Louise aurait fait la m#234;me chose. Pourquoi voulez-vous qu'on la m#233;nage maintenant qu'elle s'est retrouv#233;e coinc#233;e sous un Goncourable, telle une fleur sous une coul#233;e de boue, sans aucune perspective ? Ce serait trop facile, non vraiment ! — Tu as song#233; au divorce? demande Giseile en essayant ses dents sur un tron#231;on de f#234;ta all#233;g#233;e. Remarque, ce ne sera pas facile-facile de te recaser. Tu as trois ans de plus que moi. Bon. Deux ans et deux mois, je sais. Ce n'est pas le propos. Le truc, c'est que le Goncourt t'a m#233;chamment plomb#233;e. Tu tra#238;neras longtemps une sacr#233;e r#233;putation. Un peu comme si t'avais #233;t#233; la femme #224; Charles Manson ou #224; Mengele. Oh l#224; l#224;, un Goncourt ! Elle le sait, tout #231;a, Louise, mieux que personne. Elle est #224; deux doigts de pleurer, mais deux doigts c'est #233;norme pour une femme de sa trempe. Sous la table, les deux doigts en question lui pincent la cuisse (#224; un endroit qui ne porte pas #224; cons#233;quence). Les larmes rentrent leurs griffes. Capituler face #224; Giselle, la plus jeune, une Giselle qui porte en ce moment un cardigan Yohji Yamamoto avec la d#233;sinvolture d'une star, est au-dessus de ses forces. Au contraire, Louise se redresse. Elle rentre le ventre, passant d'une taille 44 au 38 par la seule force de la pens#233;e. — Le Goncourt est en train de passer de mode, ass#232;ne-t-elle. Ils ont un probl#234;me de cr#233;dibilit#233;. D#233;j#224; dans les ann#233;es vingt, il y avait eu cette histoire de Proust. C'est grave, Proust. Comment veux-tu qu'on les prenne au s#233;rieux apr#232;s une telle bourde? C'est comme Paco Rabanne et ses visions de fin du monde. Pfft! Celles qui ont suivi les conseils de l'acad#233;mie Goncourt et achet#233; du Proust pour en rire se sont fait rouler. Ah les dindes!... Je prendrais bien une #238;le flottante. Louise sait bien que Proust est l'#233;crivain pr#233;f#233;r#233; de Giselle. Elle n'a lu que du Proust pendant un #233;t#233;. Elle avait les yeux dans les #233;toiles, et r#233;p#233;tait « Ah Proust, ah Proust ». Son air de connivence avec l'intangible #233;tait tr#232;s aga#231;ant. Comme par hasard, c'#233;tait aussi l'#233;t#233; de son premier coup de foudre. Michel l'a embrass#233;e sur la bouche #224; c#244;t#233; de la discoth#232;que. Giselle l'appelait « mon petit Swann ». Une semaine plus tard, pr#232;s du ch#226;teau d'eau, Michel ne s'est pas retenu. Il y a autour de Proust une alchimie subtile. — Je ne savais pas pour Proust, grommelle Giselle. C'est une erreur d'appr#233;ciation. — Ce n'est pas une « erreur », comme tu dis, c'est une faute de go#251;t, ma ch#232;re, comme un slip qui se voit sous un pantalon, ou un jogging #224; une soir#233;e habill#233;e. Ce sont des arguments qui parlent. Giselle fait l'autruche en cachant sa bouche dans la salade. — Le c#244;t#233; « jur#233; #224; vie » est un scandale, mart#232;le Louise. On subit les m#234;mes t#234;tes chaque ann#233;e. Il faut attendre la mort d'un jur#233; ou sa d#233;mission pour voir du sang neuf. C'est comme si chaque saison on mettait la m#234;me couleur. — Tu ne dis pas #231;a parce que ton mari est ce Goncourable dont on entend tellement de mal en ce moment? Louise #233;clate d'un rire calibr#233; : — Je me souviens comme on se moquait des pattes d'eph il y a encore quelques saisons. Aujourd'hui, il n'y a rien de plus branch#233;. R#233;veille-toi, Giselle! Ce qui est ringard aujourd'hui devient indispensable demain. Non, je suis sereine pour Goncourable, #224; dire vrai, bien plus que pour la veste APC. — Je n'ai plus tellement faim, dit Giselle. On voit #224; ses yeux fuyants qu'elle est s#233;rieusement #233;branl#233;e. Louise sort la carte de cr#233;dit qui sert de s#233;same vers le compte joint. C'est une Platinum, comme son mari. — Pour l'argent, on n'est pas #224; plaindre, dit Louise. Un silence gauche #233;crase la table. — C'est pour moi, fait Louise en confisquant l'addition. Elle compose le code secret de sa baguette magique. — Tu as bien cinq minutes ? J'ai vu une petite robe pas loin qui t'ira mais alors... Tu as un peu de sauce, l#224;. Elles sortent. Louise marche devant. Les vitrines luisent de bienveillance. Des sacs plein cuir y languissent, racoleurs comme un r#233;gime miracle. L'envie se concentre sur les trottoirs en de longues flaques o#249; se r#233;fl#233;chissent les jambes des passantes. -Surtout ne fais pas de chichis, dit Louise. Pas de sous-marque qui tienne. C'est mon cadeau de No#235;l. On n'est pas #224; deux mois pr#232;s, hein. C'est Jean-Jacques qui sera content. Giselle n'en m#232;ne pas large. On dirait qu'elle a grossi de cinq kilos. — Jean-Jacques voudrait se mettre #224; #233;crire, avoue-t-elle. Ses bracelets tintent la chamade. Louise essaye d'enfiler des bottes. — Tu sais, ce n'est pas #233;vident. Enfin je ne voudrais pas te d#233;courager, mais Goncourable a mis des ann#233;es pour parvenir #224; ce niveau... Je comprends pas, je fais du trente-huit et demi d'habitude. — Jean-Jacques a un r#233;cit qu'il garde dans un tiroir, insiste Giselle. #192; l'occasion, ce serait bien si Goncourable pouvait le voir, lui donner quelques conseils, enfin tu vois. La nuit tombe t#244;t sur le boulevard. Giselle est partie en taxi. « Il n'y a pas que la litt#233;rature dans la vie », se dit Louise. Il y a aussi le plein cuir. Parfois il est plus puissant que la litt#233;rature. Il est des circonstances o#249; m#234;me la toile de jute, si elle est de marque connue, l'emporte sur la litt#233;rature. La Platinum pulse doucement. Il n'y a pas de sot m#233;tier, semble-t-elle dire. L'argent ne se ramasse pas dans les rues. Si Goncourable gagne autant, c'est qu'il r#233;pond #224; un besoin. C'est la loi de l'offre et de la demande, le fondement m#234;me de notre soci#233;t#233;. Que peut-il y avoir de plus noble? On n'a pas #224; en rougir, au contraire. Louise se jauge dans la vitrine d'un grand magasin. En retour, le grand magasin regarde Louise et trouve qu'elle a fi#232;re allure. Ce n'est pas la Louise d'il y a un mois, d#233;senchant#233;e et #233;lectrique, une Louise qui d#233;testait la Terre enti#232;re et ce minable de Goncourable qui l'avait d#233;shonor#233;e. Quand elle pense #224; son mari, ce ne sont plus les termes d#233;gradants qui surgissent en premier. Il a fait ce qu'il a pu, avec ses moyens d#233;risoires. Il est all#233; au bout de lui-m#234;me pour le chercher, ce Goncourt. Peut-on rire de l'aveugle qui tente de battre un record aux fl#233;chettes, s'il le fait de bonne foi, avec abn#233;gation et une farouche volont#233; de r#233;ussir? Il y a une librairie sur son chemin. Le livre de Goncourable est en vitrine. Il est ceint d'un bandeau comme le front d'un kamikaze. C'est une #233;charpe rouge o#249; l'on peut lire « Goncourable » en lettres blanches, un rouge violent, gras et purulent, un rouge Goncourt. On dirait que des gens tr#232;s m#233;chants l'ont attrap#233; et tabass#233;. Il a re#231;u un side-kick sur le bout du nez. Le livre souffre, et derri#232;re le livre, c'est Goncourable qui souffre tout entier. Louise sent des picotements dans les yeux. Elle imagine son mari se tordant sous les coups de la foule, pendant qu'elle se prom#232;ne dans Paris avec Platinum. Les critiques jasent, la populace frappe. Les coll#232;gues #233;crivains, trop contents que la giboul#233;e ne tombe pas sur eux, l'abandonnent #224; son sort. — Mon pauvre Goncourable, ne peut s'emp#234;cher Louise. Deux vitrines, deux univers. L'univers glamour et paillettes de la rue de Grenelle, et juste #224; c#244;t#233;, la vitrine sordide d'un libraire. — Poussez-vous, ma brave dame, dit un laveur de carreaux, le visage grave. Il pose son seau et enduit la vitre de mati#232;re blanche. Bient#244;t, un voile opaque cache la honte de Goncourable. — Oui, dit Louise. Sa place est aupr#232;s du martyr que le destin lui a envoy#233; et qu'elle a trait#233; si durement ces derniers jours. Goncourable n'a qu'elle au monde. Aujourd'hui, il est le plus d#233;muni de la Terre, le calomni#233; et le pers#233;cut#233;. Et m#234;me s'il l'a cherch#233; #224; force de jouer avec les allumettes, il m#233;rite un peu d'humanisme. Elle vole, Louise, elle fonce vers la maison. Elle a le regard exalt#233; de ceux qui se sont trouv#233;s une place dans l'Univers. Les grands magasins la regardent sans comprendre. Elle n'a presque rien achet#233;. En vain font-ils clignoter leurs plus beaux atours. Louise bouscule d#233;j#224; la queue pour le taxi. Elle ne s'excuse pas. « D#233;campez, bande de mat#233;rialistes, remplis que vous #234;tes de sacs plein cuir, a-t-elle envie de crier. J'ai mon Goncourable #224; sauver ! » Elle passe la porte et elle voit son Goncourable de mari allong#233; sur la table basse, la t#234;te sur le clavier de l'ordinateur, les v#234;tements d#233;faits. — Mon petit Goncourable ! Que t'arrive-t-il ? R#233;veille-toi ! — Mmmmm. Elle soul#232;ve la t#234;te. La joue est tum#233;fi#233;e. La touche G est incrust#233;e dans son oreille. — Qu'est-ce qui t'a pris, Goncourable, ch#233;ri!... C'est ce whisky qui est renvers#233; partout... — Ghhhhhh. Louise tire son mari vers le canap#233;. Elle pose sa t#234;te sur un coussin et reboutonne son pantalon. Une tache jaun#226;tre a pris ses aises au milieu de la poitrine. Il faut le changer. Un nouveau t-shirt et tout. Louise accomplit les gestes n#233;cessaires. Elle passe au gant de toilette. Le visage de Goncourable para#238;t d#233;tendu, presque poupin. Une vilaine #233;gratignure remonte ce front qui a tellement encaiss#233;. — Mon petit ch#233;ri, r#233;p#232;te Louise. Tu as jou#233; #224; l'apprenti sorcier. #192; m#233;langer bi#232;re et whisky, on n'attrape rien de bon. Elle est sollicitude, bont#233;, pr#233;venance. La table basse est recouverte d'une nappe. L'aspirateur avale les petits morceaux de papier que Goncourable a sem#233;s autour de lui. Les mots, les syllabes, la ponctuation, tout dispara#238;t dans les entrailles de la b#234;te. Quand Goncourable reprend ses esprits, elle ne lui fait pas de reproches. — Louise, r#226;le-t-il. — Ne t'agite pas, mon ch#233;ri. — Louise... Elle sort ses nouvelles bottines emball#233;es dans un sac qui ressemble #224; un sarcophage. — Regarde ce que j'ai trouv#233; rive gauche. — Je n'#233;crirai plus jamais, Louise. Elle est d#233;j#224; #224; la cuisine. Des assiettes, des verres jaillissent du lave-vaisselle. Elle met de l'eau #224; chauffer. — Il faut que je fasse un truc, dit Goncourable. P#233;niblement il ordonne #224; son corps d'aller vers le frigo. Il prend un pack de Guinness. Avec des gestes accabl#233;s, il ouvre la poubelle. — Adieu. Ils s'installent devant la t#233;l#233;vision. Louise a pr#233;par#233; des p#226;tes. La bouche en cul, Goncourable mange comme un enfant en aspirant les longs tubes blancs. Des retomb#233;es de sauce se propagent sur sa chemise. Ils zappent comme des anges. On dirait qu'ils viennent de se rencontrer. Sur l'#233;cran, un jeune homme raconte ce qu'il fera quand il aura son bac. Il parle de sa vocation d'artiste. Peut-#234;tre fera-t-il des #339;uvres pour la Fondation. Il h#233;site. Louise pense #224; Fran#231;ois et pouffe de bon c#339;ur. « Artiste, artiste. Il a trop de poils aux fesses, il embrasse maladroitement, et sa bite, parlons-en de sa bite ! » C'est un son #233;trange qui flotte autour de Goncourable, un plaisir a#233;rien lib#233;r#233; des angoisses, un rire honn#234;te et confiant. — Tu sais, Louise, ce que j'ai pens#233; sur tes seins, je le regrette. Ils tombent sur une #233;mission litt#233;raire. La poisse. Une inqui#233;tude fr#244;le le visage de Louise. — Tu es s#251;r que dans ton #233;tat... — Je ma#238;trise, dit Goncourable. Ce n'est qu'une #233;mission litt#233;raire, apr#232;s tout. Aucune surprise pour un vieux loup comme lui. Il y a la traditionnelle brochette d'#233;crivains #226;g#233;s que l'on glorifie, servie par la panoplie de jeunes que l'on tance, jamais m#233;chamment, toujours #224; la bonne franquette, attention, qu'on leur dit, vous #234;tes encore bien jeunes, vous les jeunes, travaillez comme il faut et vous finirez par devenir des #233;crivains #226;g#233;s, prenez exemple sur ces autres jeunes qui sont en avance pour leur #226;ge, car il y a des exceptions #224; la jeunesse, et heureusement ! L'#233;mission progresse ainsi, de consid#233;rations litt#233;raires en fulgurances biographiques, quand vient le mot de la fin. Le pr#233;sentateur regarde un bristol. — Oui, vous savez que c'est bient#244;t l'heure tant redout#233;e du Goncourt. Un prix que nos jeunes auteurs feraient bien d'#233;viter. (Gloussements sur le plateau.) Eh bien, d#233;couvrons en exclusivit#233; la liste des cinq vilains petits canards encore en piste. Les photos des nomin#233;s apparaissent sur l'#233;cran. Louise attrape ravant-bras de son mari. — Ne t'en fais pas, dit-il. C'est m#233;rit#233;. — Ainsi s'ach#232;ve notre #233;mission, dit le pr#233;sentateur. — Et la semaine prochaine, sp#233;ciale « Goncourt, J moins dix », dit une voix — Le favori, c'est Philippe, pr#233;cise le pr#233;sentateur. — Et Goncourable, dit la voix — Pr#233;sent ! lance Goncourable. — Mais rien n'est jou#233;, dit le pr#233;sentateur. Bonne lecture ! La bouilloire siffle le th#233;. Il se soul#232;ve et part #224; la cuisine. On l'entend qui froisse des paquets. Il est tranquille comme un champ de bl#233; #224; l'automne. — Tu veux Louise ne peut s'emp#234;cher de l'admirer. Elle ne savait pas son mari aussi courageux. — La litt#233;rature me gave, mon ch#233;ri, dit-elle. — Il ne faut pas, ma Louise. La litt#233;rature a bon fond. Il n'a ni aigreur ni malice. Il est d#233;tendu comme ces types qui lavent la vaisselle dans les publicit#233;s. Son #233;toile lui sourit #224; nouveau. « C'est si simple, finalement, pense-t-il. Il faut laisser faire le destin. Tout ce qui nous arrive est pour le mieux, m#234;me le Goncourt. » L'envie le prend de faire quelques assouplissements, l#224;, au milieu de la cuisine. Il tire sur le delto#239;de et il s'imagine en lutteur d'a#239;kido qui transforme la force antagoniste du Goncourt en une #233;nergie positive qui fait avancer l'univers. Les cuill#232;res tintent dans la porcelaine. « C'est le meilleur mari du monde, pense Louise quand il vient s'installer au salon avec des sabl#233;s. Avoir un Goncourable #224; s'occuper, voil#224; qui n'est pas #224; la port#233;e de n'importe quelle femme. Il faut des tr#233;sors de patience et d'#233;coute, des montagnes de sacrifices personnels. » Jamais Louise ne s'est sentie aussi forte. — Bonsoir #224; tous ! Bonsoir public ! — Non, Fred. — Car nous sommes avec un #233;crivain dont on parle beaucoup en ce moment, et ce n'est pas avec des mots doux, si j'ose dire, un #233;crivain qui va tenter de se d#233;fendre, j'ai nomm#233;... GONCOURABLE. ( — Bonsoir Fred, bonsoir Jean-Pierre. — Punaise, vous n'avez pas bonne mine, Goncourable. On vous a rat#233; au maquillage, ou quoi? — J'ai tr#232;s mal #224; la nuque. — Alors, Goncourable, mis #224; part la sant#233;, pas trop la pression ? — Certainement, Fred. Mais on s'habitue. — Ha, ha ha ! « On s'habitue », toujours d#233;contract#233; le Goncourable, eh oui, c'est une de vos forces. Vous #234;tes du genre #224; plaisanter sur l'#233;chafaud. — Je crois bien. ( — Commen#231;ons d'abord par vous poser une question qui est sur toutes les l#232;vres, une question d'actualit#233;. On parle de r#233;former le prix Goncourt. Voire de le supprimer. Qu'en pensez-vous, vous qui #234;tes aux premi#232;res loges ? — Vous pouvez prendre votre joker, Goncourable. Il pourra prendre son joker, Jean-Pierre. ( — Je vais vous r#233;pondre franchement. ( — Vous #234;tes d'un fair-play #233;tonnant, Goncourable. N'est-ce pas, Jean-Pierre? — C'est un saint. — Alors, Goncourable, je rappelle aux t#233;l#233;spectateurs qui viennent de nous rejoindre que vous allez peut-#234;tre, je dis bien peut-#234;tre, recevoir le Goncourt, la semaine prochaine, au restaurant Drouant, c#233;l#232;bre pour son petit homard aux aubergines confites, sauce corail. — Oui, enfin rien n'est jou#233;. — Rien n'est jou#233;, comme vous dites, mais vous #234;tes le favori, tout de m#234;me. Les critiques sont d'accord. Vous avez une sacr#233;e presse, si j'ose le mot, une presse qui vous #233;reinte, #231;a! On vous d#233;coupe en petits oignons. C'est vous le homard, si je puis dire. ( — Philippe est un #233;crivain. Il est meilleur que moi sur tous les crit#232;res. Que cela soit clair. Ne me regardez pas avec vos yeux de lapin surpris par les phares. ( — ...?... — ... vous avez entendu comme moi, Fred... — Silence SVP ! Je veux le silence !... Alors, Goncourable, comment... Nous avons bien entendu, Fred et moi ? — Oui, Jean-Pierre. Je prends sur moi le Goncourt. — Et comment... comment... justifiez-vous ce choix, d#233;lib#233;r#233;, assum#233;, grave on peut dire. — Le Goncourt, j'y travaille depuis des ann#233;es. C'est le r#233;sultat d'une remise en cause permanente. ( — Laissez-le s'expliquer... Vous disiez, Goncourable ? — Je veux le Goncourt. — Bien, admettons, encore que cela d#233;passe la raison, mais puis-je vous demander pourquoi ? — #201;coutez, Jean-Pierre... comment vous le dire... le Goncourt c'est beaucoup d'argent. Comprenez-moi bien. Il y a eu tellement d'efforts. C'est pas #233;vident, vous savez. Il ne suffit pas de se dire « aujourd'hui je me force #224; #233;crire mauvais », non, la litt#233;rature est une m#233;canique subtile qui ne se commande pas. On a besoin d'inspiration. Mes droits d'auteur, je les ai durement gagn#233;s. D'ailleurs je tiens #224; remercier Louise, ma compagne, qui a toujours #233;t#233; #224; mes c#244;t#233;s... — Louise?... Ha! Vous tombez bien, Goncourable. Louise... Elle est ce soir l'invit#233; myst#232;re du plateau litt#233;raire! ( — Ah, pour une surprise, c'est une surprise ! — Venez, Louise, approchez. Donnez-lui un micro, Fred. Vous #234;tes superbe, Louise... Alors Louise, que pensez-vous de votre mari ? — J'en suis fi#232;re. — Parlez dans le micro, on vous entend mal. — J'en suis fi#232;re. — Parce qu'il y a des femmes qui ne seraient pas contentes, n'est-ce pas, il y a des femmes qui divorceraient, hein Fred, on en a vu, pour les Goncourt pr#233;c#233;dents, #231;a met une pression dans les couples, #231;a jette un froid, je suppose. — #201;coutez, Jean-Pierre, quand on s'est mari#233;s, Goncourable et moi, on a fait #231;a devant Dieu et les hommes, on s'est dit « pour le meilleur et pour le pire ». Je ne vais pas le l#226;cher en ce moment. — Au revoir, Louise. Merci pour votre t#233;moignage. ( — Ne soyez pas b#234;tement vexant, Fred. — Mais je ne le suis pas, Jean-Pierre. Regardez-le. Il se porte comme un charme. Je ne vous ai pas vex#233;, hein, Goncourable ? — Du tout. Il faut appeler un chat un chat, et un mauvais #233;crivain un mauvais #233;crivain. Pour mettre les bons #233;crivains en valeur, les mauvais sont indispensables. J'assume mon r#244;le avec s#233;r#233;nit#233;. Je suis droit dans mes bottes. Vous connaissez la fable du joueur de fl#251;te et des rats ? Eh bien moi, c'est pareil. Quand j'#233;cris, je joue de ma fl#251;te #224; moi, je prends sur moi la petitesse de la litt#233;rature fran#231;aise, elle me suit dans mon texte, je l'emporte dans mes livres. La litt#233;rature fran#231;aise s'en sort purifi#233;e, comme neuve. ( — Alors un dernier mot pour conclure, car on me dit que le temps presse, votre vision #224; long terme... — J'ai une sacr#233;e responsabilit#233;. Si je fais mal mon travail, si mon roman n'est pas l'aimant indispensable qui capte les m#233;diocrit#233;s comme le filtre du lave-vaisselle recueille les arr#234;tes du maquereau, la litt#233;rature fran#231;aise risque gros. D#232;s lors, il est juste que mes tirages soient les plus imposants de la litt#233;rature fran#231;aise : c'est la compensation financi#232;re pour mon talent hors normes, presque mystique... ( — Merci, Goncourable, et maintenant... — ...avant, je dramatisais. Je le prenais personnellement, ce Goncourt. Je ne comprenais pas pourquoi certains #233;crivains paraissaient heureux de le recevoir. Sur leur visage se lisait la s#233;r#233;nit#233;, parfois une froide d#233;sinvolture. Leurs yeux brillaient. Un type, je me souviens, posait devant les photographes avec son livre fra#238;chement couronn#233;, il le mettait contre son visage comme s'il #233;tait un prolongement du menton, une excroissance naturelle. Les quolibets ne le touchaient plus. Cet homme avait accept#233; son r#244;le de brebis sacrifi#233;e pour le bien de la communaut#233;. Mieux, il en #233;tait fier. Telle la jeune fille azt#232;que qui tr#233;passait pour amadouer les dieux... — On me dit, Jean-Pierre, on me dit (taisez-vous un peu, Goncourable !), on me dit qu'on n'a plus le temps, c'est tr#232;s int#233;ressant, Goncourable, mais vraiment... on va passer au nomin#233; suivant, mais avant je consulte les votes du public : « Souhaitez-vous que Goncourable obtienne le Goncourt? », telle #233;tait la question, et vous avez r#233;pondu, je regarde notre huissier, vous avez r#233;pondu... « non » #224; 52 %, ce qui est tr#232;s, tr#232;s serr#233;. Je vous rappelle que vous pouvez voter pendant toute la semaine, le num#233;ro indigo s'affiche en bas de votre #233;cran, si vous souhaitez que Goncourable d#233;croche le Goncourt, tapez UN, si vous voulez que ce soit un autre, tapez DEUX. Bien s#251;r, ce vote n'a pas d'influence directe sur le jury, mais, mais, mais. — Et maintenant nous allons #224; Clichy, la patrie de Philippe, l'autre grand favori... Fran#231;ois #233;teint le poste. Il reste quelques minutes #224; contempler le trou anthracite. « Je ferais bien une nouvelle s#233;rie sur le th#232;me de la t#233;l#233;-poubelle », se dit-il. Le t#233;l#233;phone sonne le t#233;l#233;phone. Sonne le t#233;l#233;phone sonne. Le t#233;l#233;phone sonne le t#233;. Louise d#233;croche #224; la troisi#232;me. #199;a porte chance, la troisi#232;me. — C'est de la part de qui?... Je vous le passe. Goncourable, en marcel et m#233;duses, prend le combin#233;. — Lui-m#234;me. Vous en #234;tes s#251;r?... Tant pis. Louise guette la r#233;action de son mari. Lui se gratte la nuque. Ses doigts fins font pleuvoir un peu de pellicules en minijupe. — Je ne l'ai pas, dit-il lentement. C'est Philippe qui s'y colle. Le public a vot#233; pour lui massivement et le jury a suivi. Il est d#233;#231;u. Dans sa vie, il n'aura m#234;me pas r#233;ussi #224; d#233;crocher le Goncourt. Il ouvre une Heineken, la bi#232;re des petits bras. — On pourrait partir #224; la campagne, dit Louise. C'est une bonne id#233;e, la campagne. Ou l'#233;tranger. Personne ne le conna#238;t #224; l'#233;tranger. — Il faut qu'on change d'air, dit-il. — C'est ce que je disais... euh, ch#233;ri. Louise a failli dire « Goncourable ». Elle s'est aper#231;ue #224; temps que son mari n'est plus cet adjectif qu'il a #233;t#233; pendant deux mois. En un coup de fil, son statut a chang#233;. #199;a lui fait dr#244;le. Elle se demande quel est le pr#233;nom de ce type, en marcel et m#233;duses, qui se gratte le cuir en envoyant vers le ciel de petits rots #224; base de Heineken. Au m#234;me moment, il y pense aussi. Car c'est important un nom et un pr#233;nom #224; soi, quand on veut reprendre une vie comme avant. On ne peut tout de m#234;me pas s'appeler lambda ou epsilon. Il essaye de se souvenir. La derni#232;re fois o#249; il s'est appel#233; par son pr#233;nom. C'#233;tait il y a deux mois. Dieu que cela para#238;t loin! Il venait de se raser, et il partait en ce d#233;but d'apr#232;s-midi pour chercher un cadeau #224; Louise. Il s'#233;tait dit alors, en baffant l'after-shave : « Bruno, il faut casser la tirelire. » Non, ce n'#233;tait pas Bruno... Fran#231;ois, peut-#234;tre?... Non, Fran#231;ois c'est l'autre... Iegor?... C'est pire. Il se sent d#233;m#226;t#233; en pleine mer. La nuque lui fait mal. — Nous allons prendre un nouveau d#233;part, marmonne-t-il en secouant la t#234;te comme si la douleur pouvait partir. Qu'est-ce donc que la litt#233;rature fran#231;aise? C'est #224; peine 0,2 % du PIB. — Oui, mon amour, dit Louise. Dehors, sur les trottoirs, le vent mauvais de novembre balaie les pages de septembre. Paris, novembre 2002 — mars 2003 Aux origines du Truoc-nog En novembre 2002, alors que je me sentais en pleine forme, je me suis brusquement demand#233; si je n'avais pas vieilli. Mettez-vous #224; ma place. J'#233;tais sur Internet, je feuilletais par-ci, par-l#224;, quand je suis tomb#233; sur la liste des laur#233;ats du prix Goncourt. Cette liste, la voici. Nau Frapi#233; Farr#232;re Tharaud Moselly Miomandre Leblond Pergaud Ch#226;teaubriant Savignon Elder Benjamin Lanoux Conchon Borel Charles-Roux Mandiargues Clavel Marceau Tournier Laurent Carri#232;re Chessex Laine Ajar Grainville Decoin Modiano Maillet Navarre Bodard Fernandez Barbusse Bertrand Malherbe Duhamel Proust P#233;rochon Maran B#233;raud Fabre Sandre Genevoix Deberly Bedel Constantin— Weyer Arland Fauconnier Fayard Mazeline Malraux Vercel Peyr#233; Van der Meersch Plisnier Troyat H#233;riat Pourrat Bernard Grout Bory Triolet Gautier Ambri#232;re Curtis Druon Merle Colin Gracq Beck Gascar Beauvoir Ikor Gary Vailland Walder Schwarz-Bart Horia Cau Langfus Tristan Duras Queff#233;lec Host Ben Jelloun Orsenna Vautrin Rouaud Combescot Chamoiseau Maalouf Van Cauwelaert Makine Roze Rambaud Constant Echenoz Schuhl Rufin Quignard Et l#224;, j'ai eu envie de faire ce test qui mesure les facult#233;s mentales, vous savez, celui que l'on voit parfois dans les magazines de sant#233;. J'ai observ#233; ces gens attentivement pendant deux minutes, j'ai ferm#233; les yeux et j'ai essay#233; de les retrouver de m#233;moire. (Vous pouvez, chez vous, faire le m#234;me exercice.) R#233;sultat, j'ai r#233;ussi #224; sortir une quinzaine de noms. Une toute petite quinzaine, et c'est tout. J'#233;tais tr#232;s d#233;#231;u. Et inquiet. #201;tait-ce le d#233;but de la s#233;nescence ? J'en ai parl#233; #224; mon m#233;decin. Il m'a regard#233; le fond de l'#339;il. « Je ne vois rien, m'a-t-il dit. Faites du sport.» Un ami m'a conseill#233; de prendre des cours de mn#233;motechnique. « Avec #231;a, le tableau de Mendele#239;ev, c'est Angers in ze noze », m'a-t-il assur#233; avec ses airs de Superman. « Essaye donc les laur#233;ats du Goncourt », ai-je r#233;pondu, un peu bless#233; par son arrogance. Il a chiffonn#233; la liste entre ses fingers. Nau, Frapi#233;, Farr#232;re... Il s'est d#233;gonfl#233;. « Je ne suis pas un litt#233;raire. Autant apprendre le bottin. » Je revenais au point de d#233;part et je n'avais plus d'ami. Quelques jours plus tard, apr#232;s une bonne nuit de sommeil et une cure de vitamines, j'ai d#233;cid#233; de refaire une tentative. Quand m#234;me, me disais-je, le prix Goncourt est le prix litt#233;raire le plus connu. Il est #224; la proue de la litt#233;rature fran#231;aise. Tu dois y arriver. Fais un effort ! Je me suis concentr#233;. L'astuce est de prendre le probl#232;me #224; l'envers. Au lieu de penser b#234;tement #224; cette liste comme si elle #233;tait une suite d'objets sans lien entre eux, il faut envisager la litt#233;rature fran#231;aise dans son ensemble et en d#233;duire la liste des laur#233;ats. Apr#232;s tout, sans litt#233;rature fran#231;aise, il n'y aurait pas de prix litt#233;raires, donc de Goncourt. Le raisonnement me paraissait infaillible. Aussit#244;t dit, aussit#244;t fait. La t#234;te entre les mains, j'ai rumin#233; les noms des #233;crivains qui entraient selon moi dans la composition de la litt#233;rature fran#231;aise. C'est #224; ce moment que les cours du lyc#233;e sont remont#233;s #224; la surface, m#233;lang#233;s #224; de vagues souvenirs de livres glan#233;s #231;#224; et l#224;. Me voil#224; tout content avec les premiers noms qui commen#231;aient #224; sortir. Je pensais au Chacun de ces #233;crivains — ou devrais-je dire g#234;neurs, ou faux amis – m#233;ritait le Goncourt, du moins c'est ce que je croyais. Pourtant tous y avaient #233;chapp#233;. Quel #233;tait ce myst#232;re? C'est un probl#232;me dont personne ne parle, me suis-je dit alors. Un probl#232;me de culture g#233;n#233;rale. Nau, Frapi#233;, Farr#232;re et les autres sont des #233;crivains pour l'#233;lite. En revanche, mes cinquante g#234;neurs, ou faux amis, sont tr#232;s grand public. Le lyc#233;e fait fixette sur eux au d#233;triment des #233;crivains exigeants, difficiles d'acc#232;s, comme Nau, Frapi#233; et Farr#232;re. Si l'on ne conna#238;t pas Maurice Bedel ou Constantin-Weyer, tous deux prix Goncourt, c'est que ce sont des #233;crivains qui se m#233;ritent. J'ai essay#233; de me les procurer chez mon libraire. Il a ouvert de grands yeux vides. « Encore un qui ne fait pas partie de la caste sup#233;rieure », ai-je pens#233; avec ce m#233;pris qui me caract#233;rise pendant que j'#233;pelais Be-del, B-e-d-e-l. Il a plong#233; ses doigts dans le gros ordinateur. Il y est rest#233; longtemps. Quand il a #233;merg#233;, il m'a dit poliment, mais fermement, qu'il ne vendait pas les livres de botanique ni les manuels scolaires. Confus, j'ai bredouill#233; quelque chose sur le prix Goncourt, tout #231;a. «Je peux vous proposer un Proust», m'a-t-il r#233;pondu. Son sourire commer#231;ant a #233;clair#233; la librairie. J'ai fait semblant de m'int#233;resser et j'ai fini par l'acheter — je ne tenais pas #224; me f#226;cher avec mon libraire. En rentrant chez moi le long des quais, je ruminais le probl#232;me des laur#233;ats disparus, enlev#233;s par l'oubli, et celui, plus troublant encore, des g#234;neurs, ou faux amis, qui #233;taient pass#233;s entre les mailles. Je ne voyais pas de solution #233;vidente. J'#233;tais contrari#233; aussi #224; cause du Proust qui m'avait fait perdre douze euros. Finalement, j'ai r#233;ussi #224; le revendre #224; un bouquiniste. «Vous savez, c'est un #233;crivain qui a eu le Goncourt», ai-je lanc#233; avec un enthousiasme calcul#233;, car j'avais bon espoir de faire mousser le prix. «Ah ben mazette, a dit le marchand, #231;a en diminue la raret#233;, dites donc. Un Goncourt, ce sont de gros tirages. Les gens m'en apportent par caisses enti#232;res. J'en ai tellement que j'en jette #224; la Seine. Voyez, l#224;-bas, les livres qui flottent? » Je ne voyais rien, #233;videmment, #224; cause de ma myopie. «Il est neuf, ce Proust, ai-je tent#233;. Il y a encore l'#233;tiquette. Il est sous garantie. » Le marchand s'est ferm#233;. « Trois euros, c'est le max que je peux faire. C'est vous qui voyez.» Du fond de ma d#233;convenue, tandis que je traversais le Pont-Neuf en pleurant sur mes capacit#233;s d'homme d'affaires, j'ai entrevu une hypoth#232;se. Elle permettait de tout expliquer. Le Truoc-nog venait d'#233;merger des eaux glac#233;es de la Seine. Il me fixait de ses yeux sans piti#233;. J'ai eu froid dans le dos. Louise a ferm#233; la fen#234;tre. |
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