"La Révolution des fourmis" - читать интересную книгу автора (Werber Bernard)4. UN NOUVEAU CHEMINLa jeune fille aux yeux gris clair n'avait pas vu venir la belette. Surgissant d'un fourré, l'animal s'était cogné dans ses jambes. Elle sursauta sous le choc et son pied dérapa sur le bord du rocher de grès. En déséquilibre, elle considéra le précipice au-dessous d'elle. Ne pas tomber. Surtout, ne pas tomber. La jeune fille battit des bras, brassa l'air pour se rattraper. Il s'en fallut d'un rien. Le temps sembla ralentir. Tombera? Tombera pas? Un moment, elle crut pouvoir s'en sortir, mais une brise légère transforma soudain ses longs cheveux noirs en une voile effilochée. Tout se ligua pour la faire chuter du mauvais côté. Le vent la poussa. Son pied dérapa encore. Le sol se déroba. Les yeux gris clair s'écarquillèrent. Leurs pupilles se dilatèrent. Les cils battirent. Entraînée, la jeune fille bascula dans le ravin. Dans la chute, ses longs cheveux noirs vinrent lui draper le visage comme pour le protéger. Elle tenta de se raccrocher aux rares plantes de la pente mais elles lui glissèrent entre les doigts, ne lui abandonnant que leurs fleurs et ses illusions. Elle roula dans les graviers. La dénivellation était trop abrupte pour lui permettre de se redresser. Elle se brûla à un rideau d'orties, se griffa à un buisson de ronces, dégringola jusqu'à un parterre de fougères où elle espérait bien terminer sa chute. Hélas, les larges feuilles masquaient une seconde ravine, plus raide encore. Ses mains s'écorchèrent à la pierre. Un nouveau massif de fougères s'avéra tout aussi traître. Elle le franchit pour tomber encore. En tout, elle traversa sept murs de plantes, s'égratignant contre des framboisiers sauvages, faisant s'envoler en une nuée d'étoiles un bouquet de fleurs de pissenlit. Elle glissait encore, glissait toujours. Elle percuta du pied un gros rocher pointu et une douleur fulgurante lui déchira le talon. En bout de course, une flaque de boue beige la recueillit tel un havre gluant. Elle s'assit, se releva, s'essuya à l'aide de brins d'herbe. Rien que du beige. Ses vêtements, son visage, ses cheveux, tout était recouvert de terre fangeuse. Elle en avait jusque dans la bouche, et le goût en était amer. La jeune fille aux yeux gris clair massa son talon endolori. Elle n'était pas encore remise de sa stupeur quand elle sentit quelque chose de froid et de visqueux glisser sur son poignet. Elle frémit. Un serpent. Des serpents! Elle était tombée dans un nid de serpents et ils étaient là, rampant contre elle. Elle poussa un cri d'effroi. Si les serpents ne sont pas dotés d'ouïe, leur langue extrêmement sensible leur permet de percevoir les vibrations de l'air. Pour eux, ce cri résonna comme une détonation. Apeurés à leur tour, ils s'enfuirent en tous sens. Des mères serpentines inquiètes couvrirent leurs serpenteaux en se déhanchant pour former des S nerveux. La jeune fille passa une main sur son visage, releva la mèche qui gênait son regard, recracha la terre- amère et s'efforça de remonter la pente. Elle était trop raide et son talon l'élançait. Elle se résigna à se rasseoir et à appeler. – Au secours! papa, au secours! Je suis là, tout en bas. Viens m'aider! Au secours! Elle s'égosilla longtemps. En vain. Elle était seule et blessée au fond d'un précipice et son père n'intervenait pas. Se serait-il égaré lui aussi? En ce cas, qui la découvrirait au plus profond de cette forêt, au-delà de tant de massifs de fougères? La jeune fille brune aux yeux gris clair respira très fort, s'efforçant de calmer son cœur battant. Comment sortir de ce piège? Elle essuya la boue qui maculait encore son front et observa les alentours. Sur sa droite, au bord du fossé, elle distingua une zone plus sombre traversant les hautes herbes. Tant bien que mal, elle s'y dirigea. Des chardons et des chicorées dissimulaient l'entrée d'une sorte de tunnel creusé à même la terre. Elle s'interrogea sur l'animal qui avait édifié ce terrier géant. C'était trop grand pour un lièvre, pour un renard ou un blaireau. Il n'y avait pas d'ours dans cette forêt. Était-ce le refuge d'un loup? Toutefois, l'endroit bas de plafond était suffisamment spacieux pour laisser passer une personne de taille moyenne. Elle n'en menait pas large en s'y aventurant, mais elle espérait que ce passage lui permettrait de déboucher quelque part. Alors, à quatre pattes, elle s'enfonça dans ce couloir de limon. Elle progressait à tâtons. Le lieu s'avérait de plus en plus sombre et froid. Une masse recouverte de piquants s'enfuit sous sa paume. Un hérisson pusillanime s'était mis en boule sur son chemin avant de filer en sens inverse. Elle continua dans l'obscurité totale, perçut des frétillements autour d'elle. Nuque baissée, elle progressait toujours sur les coudes et les genoux. Enfant, elle avait mis longtemps à apprendre à se tenir debout puis à marcher. Alors que la plupart des bambins marchent dès l'âge d'un an, elle avait attendu dix-huit mois. La station verticale lui avait paru trop aléatoire. La sécurité était bien plus grande à quatre pattes. On voyait de plus près tout ce qui traînait sur le plancher et, si on tombait, c'était de moins haut. Elle aurait volontiers passé le reste de son existence au ras de la moquette si sa mère et ses nourrices ne l'avaient contrainte à se tenir debout. Ce tunnel n'en finissait pas… Pour se donner le courage de poursuivre, elle se força à fredonner une comptine: Trois ou quatre fois, et de plus en plus fort, elle reprit cet air. Son maître de chant, le Pr Yankélévitch, lui avait enseigné à se draper dans les vibrations de sa voix comme dans un cocon protecteur. Mais ici, il faisait vraiment trop froid pour s'égosiller. La comptine se transforma bientôt en une vapeur émanant de sa bouche glacée puis s'acheva en respiration rauque. Tel un enfant entêté à aller jusqu'au bout d'une bêtise, elle ne songea pas pour autant à faire demi-tour. Julie rampait sous l'épiderme de la planète. Une faible lueur lui sembla apparaître au loin. Épuisée, elle pensa qu'il s'agissait d'une hallucination quand la lueur se divisa en multiples et minuscules scintillements jaunes, certains clignotant. La jeune fille aux yeux gris clair s'imagina un instant que ce sous-sol recelait des diamants; en approchant, elle reconnut des lucioles, insectes phosphorescents posés sur un cube parfait. Un cube? Elle tendit les doigts et, aussitôt, les lucioles s'éteignirent et disparurent. Julie ne pouvait compter sur sa vue dans ce noir total. Elle palpa le cube, faisant appel à toutes les finesses de son sens du toucher. C'était lisse. C'était dur. C'était froid. Et ce n'était ni une pierre ni un éclat de rocher. Une poignée, une serrure… c'était un objet fabriqué par la main d'un homme. Une petite valise de forme cubique. À bout de fatigue, elle ressortit du tunnel. En haut, un aboiement joyeux lui apprit que son père l'avait retrouvée. Il était là, avec Achille et, d'une voix molle et lointaine, il clamait: – Julie, tu es là, ma fille? Réponds, je t'en prie, fais-moi un signe! |
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