"La forêt des Mânes" - читать интересную книгу автора (Grangé Jean-Christophe)2ELLE AVAIT connu Thomas lors d’un vernissage. Elle se rappelait la date exacte. Le 12 mai 2006. Le lieu. Un vaste appartement de la rive gauche abritant pour l’occasion une exposition de photographies. Son look à elle. Tunique indienne. Jean gris moiré. Bottes à boucles d’argent façon motard. Jeanne n’avait pas regardé les photos aux murs. Elle s’était concentrée sur sa cible : le photographe lui-même. Elle avait multiplié les coupes de champagne jusqu’à balayer toute résistance à l’intérieur d’elle-même. Elle aimait, lorsqu’elle avait choisi sa proie, se laisser dériver et devenir proie à son tour. En même temps, Jeanne entendait les avertissements des copines : « Thomas ? Un coureur. Un baiseur. Un salaud. » Elle souriait. Il était déjà trop tard. Le champagne anesthésiait son système immunitaire. Il s’était approché. Avait attaqué son numéro de séducteur. Assez nul, en fait. Mais sous les plaisanteries brillait son désir. Et sous ses sourires à elle se reflétait la réponse. Dès cette rencontre, les malentendus avaient commencé. Le premier baiser avait été trop rapide. Dans la voiture, le soir même. Et, comme disait sa mère quand elle n’avait pas encore perdu la boule : « Le premier baiser, pour la femme, c’est le début de l’histoire. Pour l’homme, c’est le début de la fin. » Jeanne s’en voulait d’avoir cédé aussi vite. De ne pas avoir su faire monter la sauce à petit feu... Pour faire bonne mesure, elle s’était ensuite refusée durant plusieurs semaines, créant entre eux une tension inutile. Ils s’étaient cristallisés dans leurs rôles respectifs. Lui, en appel. Elle, en refus. Peut-être se protégeait-elle déjà... Elle savait qu’au moment où elle donnerait son corps, le cœur viendrait avec. Et que la vraie dépendance commencerait. Thomas était bon photographe, il fallait lui reconnaître ça. Mais pour le reste, le désert. Il n’était ni beau ni laid. Sympa, certainement pas. Radin. Égoïste. Lâche, oui. Comme la plupart des hommes. En réalité, Jeanne et lui n’avaient qu’un seul point commun : leurs deux séances de psy hebdomadaires. Et les blessures profondes qu’ils tentaient de soigner. Quand elle y réfléchissait, elle ne pouvait expliquer son coup de foudre que par les circonstances extérieures. Le bon endroit. Le bon moment. Rien de plus. Elle savait tout cela et pourtant, elle continuait à lui trouver toutes les qualités, pratiquant une autohypnose permanente. L’amour féminin : le seul domaine où c’est l’œuf qui pond la poule... Elle n’en était pas à sa première erreur. Elle avait le don pour tomber sur les mauvais numéros. Et même les cinglés. Comme cet avocat qui éteignait son ballon d’eau chaude quand elle venait coucher chez lui. Il avait remarqué qu’après une douche brûlante, Jeanne s’endormait sans faire l’amour. Ou cet ingénieur en informatique qui lui demandait des strip-teases via sa webcam. Elle avait tout arrêté quand elle avait compris qu’il n’était pas seul à regarder. Ou encore cet éditeur obscur qui prenait le métro avec des gants de feutre blanc et volait des livres d’occasion dans les librairies. Il y en avait eu d’autres. Tellement d’autres... Qu’avait-elle fait pour récolter tous ces tarés ? Tant d’erreurs pour une seule vérité : Jeanne était amoureuse de l’amour. Quand elle était gamine, Jeanne écoutait une chanson en boucle : « Elle courait de procédure en procès, de perquise en audition, se demandant toujours si elle était sur la bonne voie. Si tout cela était bien l’existence dont elle avait rêvé. Parfois même, elle soupçonnait une monstrueuse arnaque. On l’avait convaincue qu’elle devait être l’égale de l’homme. S’acharner au boulot. Reléguer ses sentiments à l’arrière-plan. Mais était-ce bien son chemin, Ce qui la mettait en rage, c’était que cette situation était encore un coup des hommes. Ils avaient à ce point imposé le désespoir amoureux dans les villes qu’ils avaient poussé les femmes à abandonner leur grand rêve sentimental, leur Au début, avec Thomas, elle formait le parfait couple moderne. Deux appartements. Deux comptes en banque. Deux feuilles d’impôt. Quelques soirées communes par semaine et, pour faire bonne mesure, un week-end en amoureux de temps en temps, Deauville ou autre. Quand Jeanne avait risqué les mots qui fâchent — « engagement », « vie commune », ou même, soyons fous, « enfant » —, elle s’était pris une fin de non-recevoir. Un rempart serré d’hésitations, d’atermoiements, de délais... Et comme un malheur n’arrive jamais seul, ses soupçons avaient commencé. Que faisait au juste Thomas les autres soirs, quand il ne la voyait pas, elle ? Dans les incendies, survient parfois un phénomène que les spécialistes appellent le Exactement ce qui était arrivé à Jeanne. A force d’avoir fermé son cœur à toute espérance, elle avait consumé ses ressources. Chaque porte, chaque verrou tiré sur ses attentes avait été finalement soufflé, libérant une rage, une impatience, une exigence sans merci. Jeanne s’était transformée en furie. Elle avait mis Thomas au pied du mur. Elle avait posé des ultimatums. Et elle avait obtenu le résultat prévisible. L’homme avait tout simplement disparu. Puis il était revenu. Puis reparti... Les discussions, les esquives, les fuites s’étaient ainsi répétées jusqu’à ce que leur relation ne soit plus qu’un torchon usé jusqu’à la trame. Aujourd’hui, où en était-elle ? Nulle part. Elle n’avait rien gagné. Ni promesse. Ni certitude. Au contraire, elle était juste un peu plus seule. Prête à tout accepter. La présence d’une autre, par exemple. Tout, plutôt que la solitude. Tout, plutôt que de le perdre. Et de se perdre, elle, tant cette présence avait fini par l’intégrer, la constituer, la ronger... Depuis plusieurs semaines, elle faisait son boulot à la manière d’une convalescente, le moindre geste, la moindre pensée lui demandant un effort surhumain. Elle étudiait ses dossiers avec distance. Elle faisait semblant d’exister, de travailler, de respirer, mais elle était entièrement possédée par sa hantise. Son amour carbonisé. Sa tumeur. Et cette question : y avait-il quelqu’un d’autre ? Jeanne Korowa rentra chez elle aux environs de minuit. Retira son manteau, sans allumer. S’allongea sur le canapé du salon, face aux lueurs des réverbères qui luttaient contre les ténèbres. Là, elle se masturba jusqu’à ce que le sommeil soit le plus fort. |
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