"La forêt des Mânes" - читать интересную книгу автора (Grangé Jean-Christophe)

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NOM. Prénom. Age. Profession.

— Perraya. Jean-Yves. Cinquante-trois ans. Je dirige un syndic d’immeubles. La COFEC.

— Quelle adresse ?

— 14, rue du Quatre-Septembre, dans le IIe arrondissement.

— Quelle est votre adresse personnelle :

— 117, boulevard Suchet. XVIe arrondissement.

Jeanne attendit que Claire, sa greffière, note ces éléments. Il était 10 heures du matin. La chaleur était déjà là. Elle auditionnait rarement en matinée. D’ordinaire, elle consacrait les premières heures de la journée à étudier ses dossiers et à passer des coups de fil en vue des actes judiciaires — auditions, interrogatoires, confrontations — de l’après-midi. Mais cette fois, elle voulait prendre son client de vitesse. Elle lui avait fait envoyer la convocation la veille au soir. Elle avait requis sa présence en qualité de simple témoin. Une ruse classique. Un témoin n’a pas droit à la présence d’un avocat ni à l’accès au dossier. Un témoin est deux fois plus vulnérable qu’un suspect.

— Monsieur Perraya, dois-je vous rappeler les faits ? L’homme ne répondit pas. Jeanne dit d’une voix neutre :

— Vous êtes appelé ici dans le cadre de l’affaire du 6, avenue Georges-Clemenceau, Nanterre. Sur plainte de M. et Mme Assalih, de nationalité tchadienne, domiciliés aujourd’hui à la Cité des Fleurs, 12, rue Sadi-Carnot, à Grigny. Une autre plainte, conjointe à la première, a été déposée par Médecins du monde et l’AFVS (Association des familles victimes du saturnisme).

Perraya s’agitait sur sa chaise, les yeux fixés sur ses chaussures.

— Les faits sont les suivants. Le 27 octobre 2000, Goma Assalih, six ans, domiciliée avec sa famille au 6, avenue Georges-Clemenceau, est hospitalisée à l’hôpital Robert-Debré. Elle se plaint de violentes douleurs abdominales. Elle souffre aussi de diarrhées. On découvre dans son sang un taux de plomb anormal. Goma est atteinte de saturnisme. Elle doit subir un traitement de chélation d’une semaine.

Jeanne s’arrêta. Son « témoin » retenait son souffle, le regard toujours rivé sur ses pompes.

— Le 12 mai 2001, Boubakar Nour, dix ans, également domicilié au 6, avenue Georges-Clemenceau, est hospitalisé à son tour à l’hôpital Necker-Enfants malades. Même diagnostic. Il suit un traitement de chélation durant deux semaines. Ces enfants ont été empoisonnés par la peinture des murs des appartements dans lesquels ils vivent — de véritables taudis. Les familles Assalih et Nour se tournent vers votre syndic pour qu’on effectue des travaux d’assainissement. Vous ne répondez pas à leur requête.

Elle leva les yeux. Perraya était en sueur.

— Le 20 novembre de la même année, un autre enfant du 6, avenue Georges-Clemenceau, Mohamed Tamar, sept ans, est hospitalisé. Encore un cas de plombémie. Souffrant de violentes convulsions, le petit garçon meurt à Necker deux jours plus tard. A l’autopsie, des traces de plomb sont découvertes dans son foie, ses reins, son cerveau.

Perraya desserra sa cravate. S’essuya les mains sur ses genoux.

— Cette fois, les habitants de l’immeuble se constituent partie civile, soutenus par l’AEVS. Ils vous demandent à plusieurs reprises d’effectuer les travaux d’assainissement. Vous ne daignez toujours pas répondre. Exact ?

L’homme se racla la gorge et marmonna :

— Ces familles avaient fait des demandes pour être relogées. La ville de Nanterre devait les prendre en charge. Nous attendions qu’elles soient déplacées pour attaquer les travaux.

— Vous savez combien de temps prennent de telles requêtes ? Vous attendiez que tout le monde soit mort pour agir ?

— Nous n’avions pas les moyens, nous, de les reloger. Jeanne le considéra un instant. Grande taille, forte carrure, costume de marque, cheveux gris frisés formant une auréole au-dessus de sa tête. Malgré sa masse imposante, Jean-Yves Perraya produisait une impression d’effacement, d’humilité sourde. Un rugbyman qui aurait voulu jouer les hommes invisibles. Elle ouvrit une autre chemise.

— Deux années plus tard, en 2003, un rapport d’expertise est rédigé. Le constat est affligeant. Les murs des appartements sont badigeonnés de peinture à la céruse, un produit interdit depuis 1948. Entre-temps, quatre autres enfants de l’immeuble ont été hospitalisés.

— Les travaux étaient prévus ! La ville devait nous aider.

— Le rapport d’expertise parle aussi d’insalubrité. Aucune des normes de sécurité n’est respectée. Chaque appartement, en réalité des studios, ne dépasse pas 20 mètres carrés de surface et aucun ne possède de sanitaires. Pour des loyers toujours au-dessus de 600 ou 700 euros. Votre appartement du boulevard Suchet fait quelle surface, monsieur Perraya ?

— Je refuse de répondre.

Jeanne regrettait cette attaque personnelle. S’en tenir aux faits, toujours.

— Quelques mois plus tard, reprit-elle, en juin 2003, un autre-enfant du 6, avenue Georges-Clemenceau meurt du saturnisme. Vous n’êtes toujours pas venu évaluer les travaux à mener.

— Nous sommes venus.

Elle ouvrit les mains.

— Où sont les rapports ? Les devis des entreprises ? Vos bureaux ne nous ont rien fourni.

Perraya se passa la langue sur les lèvres. S’essuya encore les mains sur son pantalon. De grosses mains calleuses. Ce type venait du bâtiment, pensa Jeanne. Il savait donc à quoi s’en tenir.

— Nous n’avons pas mesuré l’importance de l’intoxication, mentit-il.

— Avec le rapport d’expertise ? Les bilans médicaux des victimes ?

Perraya déboutonna son col de chemise. Jeanne tourna une page et reprit :

— « Pour ces morts, pour ces vies à jamais gâchées, la Cour d’appel de Versailles a décidé, par un arrêt rendu le 23 mars 2008, d’allouer des réparations financières aux victimes. » Les familles ont été finalement dédommagées et relogées. Parallèlement, les experts ont statué que les travaux de rénovation ne valaient pas la peine d’être effectués dans votre immeuble, trop vétusté. Il est d’ailleurs apparu que vous comptiez en réalité le démolir en vue de reconstruire un immeuble de bureaux. Ce qui est ironique, c’est que la ville de Nanterre va vous aider financièrement pour la destruction et la reconstruction du 6, avenue Georges-Clemenceau. Cette affaire vous a donc permis de parvenir à vos fins.

— Arrêtez de dire « vous ». Je ne suis que le patron du syndic.

Jeanne ne releva pas. La chaleur du bureau confinait à la fournaise. Le soleil dardait à travers la baie vitrée et remplissait la pièce comme de l’huile une friteuse. Elle fut tentée de demander à Claire d’abaisser les stores mais l’étuve faisait partie de l’épreuve...

— Les choses auraient pu en rester là, continua-t-elle, mais plusieurs familles, soutenues par deux associations, Médecins du monde et l’AEVS, se sont portées partie civile. Contre vous et les propriétaires. Pour homicide involontaire.

— Nous n’avons tué personne !

— Si. L’immeuble et ses peintures ont été l’arme du crime.

— Nous n’avons pas voulu ça !

— Homicide involontaire. Le terme est explicite. Perraya secoua la tête, puis grogna :

— Qu’est-ce que vous voulez ? Pourquoi je suis là ?

— Je veux identifier les vrais responsables. Qui se cache derrière les sociétés anonymes qui possèdent l’immeuble ? Qui vous a donné des ordres ? Vous n’êtes qu’un pion, Perraya. Et vous allez payer pour les autres !

— Je ne sais pas. Je ne connais personne.

— Perraya, vous risquez, au bas mot, dix années de prison. Avec une peine de sûreté ferme. Qui peut commencer dès aujourd’hui, si je le décide, sous forme d’une détention provisoire.

L’homme releva les yeux. Deux éclats dans la broussaille grise des sourcils. Il était au bord de parler, Jeanne le sentait. Elle ouvrit un tiroir et saisit une enveloppe kraft, format A4. Elle en sortit un tirage noir et blanc de même format.

— Tarak Alouk, huit ans, mort six heures après son hospitalisation. Ses convulsions l’ont asphyxié. Lors de l’autopsie, le taux de plomb dans ses organes était vingt fois supérieur au seuil considéré comme toxique. A votre avis, quel effet ces photos vont faire au tribunal ?

Perraya détourna les yeux.

— La seule chose qui puisse vous aider aujourd’hui, c’est de partager la responsabilité. De nous dire qui se cache derrière les sociétés anonymes dont vous recevez les ordres.

L’homme ne répondit pas, front baissé, cou luisant. Jeanne pouvait voir ses épaules trembler. Elle-même frissonnait dans son chemisier trempé de sueur. La bataille, la vraie, avait commencé.

— Perraya, vous allez croupir au moins cinq années en prison. Vous savez ce qu’on fait aux tueurs de mômes dans les prisons ?

— Mais je suis pas...

— Peu importe. La rumeur aidant, on vous prendra même pour un pédophile. Qui se cache derrière les sociétés anonymes ?

Il se frotta la nuque.

— Je ne les connais pas.

— Quand les choses se sont gâtées, vous avez forcément informé les décideurs.

— J’ai envoyé des mails.

— À qui ?

— Un bureau. Une société civile immobilière. La FIMA.

— On vous a donc répondu. Ces réponses n’étaient pas signées ?

— Non. C’est un conseil d’administration. Ils ne voulaient pas bouger, c’est tout.

— Vous ne les avez pas mis en garde ? Vous n’avez pas cherché à leur parler de vive voix ?

Perraya enfonça la tête dans les épaules sans répondre. Jeanne extirpa un procès-verbal.

— Vous savez ce que c’est ?

— Non.

— Le témoignage de votre secrétaire, Sylvie Desnoy. Perraya eut un mouvement de recul sur sa chaise. Jeanne enchaîna :

— Elle se souvient que vous vous êtes rendu au 6, avenue Georges-Clemenceau le 17 juillet 2003, avec le propriétaire de l’immeuble.

— Elle se trompe.

— Perraya, pour vos déplacements, vous utilisez un abonnement à la compagnie G7. Ce qu’on appelle un abonnement « Club affaires ». Toutes les courses sont mémorisées informatiquement. Je continue ?

Pas de réponse.

— Le 17 juillet 2003, vous avez commandé un taxi, une Mercedes gris clair immatriculée 345 DSM 75. Vous aviez reçu le premier rapport des experts deux jours auparavant. Vous avez voulu évaluer les dégâts par vous-même. L’état de santé des locataires. Les travaux à réaliser.

Perraya lançait de brefs coups d’œil vers Jeanne. Son regard était vitreux.

— D’après la compagnie G7, vous avez d’abord fait un détour avenue Marceau. Au 45.

— Je me souviens plus.

— Le 45 avenue Marceau est l’adresse de la FIMA. On peut donc supposer que vous êtes passé voir le patron de la SCI. Le chauffeur vous a attendu vingt minutes. Sans doute le temps de convaincre l’homme de la gravité de la situation et de le persuader de venir avec vous sur place. Qui êtes-vous allé chercher ce jour-là ? Qui couvrez-vous, monsieur Perraya ?

— Je ne peux donner aucun nom. Secret professionnel. Jeanne frappa sur le bureau.

— Foutaises. Vous n’êtes ni médecin, ni avocat. Qui est le patron de la FIMA ? Qui êtes-vous allé chercher, nom de Dieu ?

Perraya se mura dans son silence. Il semblait tout fripé dans son costume de prix.

— Dunant, murmura-t-il. Il s’appelle Michel Dunant. Il est actionnaire majoritaire d’au moins deux des sociétés anonymes qui possèdent l’immeuble. Dans les faits, le vrai propriétaire, c’est lui.

Jeanne fit un signe explicite à Claire, sa greffière. Il fallait écrire : le témoignage commençait.

— Ce jour-là, il vous a accompagné ?

— Bien sûr. Cette putain d’histoire puait le soufre.

Elle imaginait la scène. Juillet 2003. Le soleil. La chaleur. Comme aujourd’hui. Les deux hommes d’affaires transpirant dans leur costard Hugo Boss, craignant qu’une bande de nègres viennent perturber leur confort, leur réussite, leurs combines...

— Dunant n’a pris aucune décision ? Il ne pouvait pas ne pas réagir.

— Il a réagi.

— Comment ça ?

L’homme hésitait encore. Jeanne souligna :

— Je n’ai pas le moindre document qui démontre que vous ayez pris en compte le problème à cette époque.

Nouveau silence. Malgré sa carrure, Perraya paraissait rabougri.

— C’est à cause de Tina, marmonna-t-il enfin.

— Qui est Tina ?

— La fille aînée des Assalih. Elle a dix-huit ans.

— Je ne comprends pas.

Jeanne sentait une révélation se profiler. Elle se pencha au-dessus du bureau et dit d’une voix moins dure :

— Monsieur Perraya, que s’est-il passé avec Tina Assalih ?

— Dunant a flashé sur elle. (Il s’essuya le front avec sa manche, reprit :) Il voulait la sauter, quoi.

— Je ne comprends pas le rapport avec les travaux d’assainissement.

— C’était un chantage.

— Un chantage ?

— Tina lui résistait. Il voulait... Il a promis de mener les travaux si elle lui cédait.

Jeanne sentit son estomac faire un bond. Un mobile existait donc. D’un coup d’œil, elle vérifia que Claire écrivait toujours. Toute la pièce paraissait brûler.

— Elle a cédé ? s’entendit-elle demander d’une voix blanche. Une lueur sinistre passa dans le regard de l’homme.

— Les travaux ont été faits ou non ?

Jeanne ne répondit pas. Un mobile. Un homicide volontaire.

— Quand a-t-il connu Tina : demanda-t-elle.

— Ce jour-là. En 2003.

Plusieurs intoxications auraient donc pu être évitées. Ou au moins soignées plus tôt. Jeanne ne s’étonnait pas de l’ignominie du propriétaire. Elle en avait vu d’autres. Elle s’étonnait plutôt que la jeune femme ait résisté. La santé de ses frères, de ses sœurs, des autres enfants de l’immeuble était en jeu.

— Tina avait-elle mesuré les conséquences de son refus ?

— Bien sûr. Mais elle n’aurait jamais cédé. Je l’ai dit à Dunant.

— Pourquoi ?

— C’est une Toubou. Une ethnie très dure. Au pays, les femmes portent un couteau sous l’aisselle. En temps de guerre, elles divorcent de leurs maris s’ils sont blessés dans le dos. Vous voyez le genre.

Jeanne baissa la tête. Les notes, qu’elle griffonnait toujours durant ses auditions, dansaient devant ses yeux. Il fallait continuer. Dérouler la pelote. Retrouver cette Tina Assalih et confondre le vrai salopard : Dunant.

— Je vais en prison ou quoi ?

Elle leva les yeux. L’homme paraissait effondré. Liquéfié. Pathétique. Songeant avant tout à sa petite peau, sa famille, son confort. Le dégoût lui barrait la gorge. Dans ces moments-là, elle renouait avec le nihilisme de sa dépression. Rien ne valait la peine d’être vécu...

— Non, fit-elle sans réfléchir. Je renonce à vous mettre en examen malgré des indices graves et concordants de culpabilité. Je tiens compte de vos aveux, disons, spontanés. Signez votre déposition et cassez-vous.

Les feuillets tapés par Claire sortaient déjà de l’imprimante. Jean-Yves Perraya se leva. Signa. Jeanne considéra les photos étalées sur son bureau. Des gamins sous perfusion. Un gosse avec un masque à oxygène. Un corps noir prêt pour l’autopsie. Elle fourra les clichés dans l’enveloppe kraft. Glissa le tout dans le dossier, qu’elle posa à droite de son bureau. Perraya était parti. Au suivant.

Les deux femmes passaient leurs journées ainsi. Essayant de mener une vie normale, de songer à des enjeux ordinaires, à voir l’humanité, disons, en gris, jusqu’au prochain effarement. La prochaine horreur.

Jeanne regarda sa montre. 11 heures. Elle fouilla dans son sac et attrapa son portable. Thomas avait sans doute appelé. Pour s’excuser. S’expliquer. Lui proposer une autre date... Pas de message. Elle éclata en sanglots.

Claire se précipita, lui tendant un Kleenex.

— Faut pas se laisser aller, se méprit-elle. On en a vu d’autres. Jeanne acquiesça. Sunt lacrimae rerum. « Il y a des larmes pour nos malheurs. » Comme disait Emmanuel Aubusson, son mentor.

— Faut vous dépêcher, fit la greffière. Vous avez une audience.

— Et après ? Un déjeuner ?

— Oui. François Taine. A l’Usine. 13 heures.

— Chiotte.

Claire lui pressa l’épaule.

— Vous dites ça à chaque fois. Et vous revenez à 15 h 30, bourrée et contente.