"La forêt des Mânes" - читать интересную книгу автора (Grangé Jean-Christophe)

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— ALORS, t’as lu ? Jeanne se retourna vers la voix. 12 h 30. Elle se dirigeait vers le portail de sortie, en rêvant d’une douche fraîche et en maudissant la radinerie du tribunal — les défaillances de la climatisation au TGI étaient quotidiennes.

Stéphane Reinhardt marchait derrière elle. L’homme qui lui avait refilé l’obscur dossier la veille au soir. Chemise en lin, sac en bandoulière : toujours l’air aussi chiffonné. Et toujours aussi sexy.

— Tu as lu ou non ?

— J’ai rien compris, avoua-t-elle en reprenant sa marche.

— Mais tu as saisi que c’était chaud ?

— Les éléments n’ont pas vraiment de lien entre eux. Et puis, un rapport anonyme... Il faudrait relier les fils.

— Exactement ce qu’on te demande.

— Je ne connais rien au domaine des armes. Ni des avions. Je ne savais même pas que le Timor oriental était un pays.

— C’est la partie est d’une île, en Indonésie. Un État indépendant. L’un des points les plus violents de la planète.

Ils étaient parvenus devant les portiques de sécurité. Le soleil inondait le hall. Les plantons semblaient cuire comme des saucisses. Reinhardt souriait. Avec son cartable sous le bras, il avait l’air d’un prof à la coule, toujours partant pour un petit joint avec ses élèves.

— Je ne sais pas non plus ce qu’est un Cessna, fit-elle d’un ton buté.

— Un avion civil. Bon sang : un zingue sans le moindre signe particulier, qui transporte des armes automatiques ! Des armes qui ont servi dans une tentative de coup d’État !

C’était bien ce qu’elle avait lu la veille, mais sans approfondir. Ni même envisager ce que cela signifiait. A ce moment-là, comme aujourd’hui d’ailleurs, elle attendait surtout un coup de fil. Pour le reste...

— Cette histoire de fusils, fit-elle pour avoir l’air intéressé, ça ne m’a pas convaincue. Comment être sûr qu’il s’agit bien de fusils français ? Et justement fabriqués par cette boîte ?

— T’as rien lu ou quoi ? Les armes ont été retrouvées entre les mains des insurgés abattus. Des fusils semi-automatiques Scorpio. Avec des munitions standard de l’OTAN. Du 5.56. Rien à voir avec le matériel habituel de rebelles dans un pays pauvre. Des armes qui sont la spécialité exclusive d’EDS Technical Services.

Jeanne haussa les épaules.

— T’as pas trouvé que le corbeau avait l’air sacrement informé reprit le juge.

— Plus que moi, en tout cas. Je n’avais même pas entendu parler de ce coup d’État.

Reinhardt prit un air fataliste.

— Personne n’en a entendu parler. Comme tout ce qui touche au Timor oriental. Mais il suffit d’aller sur le Net pour vérifier. En février 2008, les rebelles ont tenté d’assassiner José Ramos-Horta, le président du pays. Un type qui a reçu le prix Nobel de la paix en 1996. Un prix Nobel grièvement blessé par des fusils d’assaut français ! Merde, je sais pas ce qu’il te faut. Sans compter le versant politique du dossier. Les gains de cette combine ont servi à financer un parti politique français !

— Que je ne connaissais pas.

— Un parti émergent. De droite ! C’est une affaire en béton. Tu sales, tu poivres, et tu nous le sers bien chaud. C’est dans tes cordes, non ?

Jeanne avait toujours été socialiste. Jadis, Aubusson lui répétait : « Quand on est jeune, on est de gauche. Les années remettent les idées en place, c’est-à-dire à droite. » Elle n’était pas encore assez vieille pour avoir basculé. D’ailleurs, Aubusson était lui aussi resté à gauche.

Reinhardt traversa le portique, faisant sonner le système alors que les sentinelles le saluaient.

— Tu déjeunes avec moi ?

— Non, désolée. J’ai déjà un truc.

Le juge fit mine d’être déçu mais Jeanne ne se faisait pas d’illusions. C’était pour continuer à parler du Timor oriental. Elle franchit le détecteur de métaux à son tour.

— Si ce coup t’excite autant, pourquoi tu n’essaies pas de te faire saisir ?

— Je ne peux même plus ouvrir la porte de mon bureau avec mes dossiers en retard !

— Je te prêterai mon pied-de-biche.

— Bon. T’es sur le coup, on est d’accord ? Tu me remercieras plus tard.

Il l’embrassa. Près des lèvres. Ce simple contact lui fit chaud au cœur. Elle prit la direction du parking. Légère comme du pollen dans le soleil. Se sentant belle, radieuse, invincible. Au simple frôlement de ce charme masculin, sa détresse s’était évaporée. Elle se demanda si elle ne devenait pas bipolaire.

Ou simplement vieille fille.