"Hannibal" - читать интересную книгу автора (Harris Thomas)

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Si Mason Verger savait que sa radiographie était celle du bras du docteur Lecter bien avant que Starling n’ait été elle-même au courant, c’était parce que ses entrées au département de la justice étaient nettement meilleures que les siennes.

Il l’avait appris par un e-mail signé « Rétribution287 », l’un des deux noms de code informatique de l’assistant du député Parton Vellmore à la Commission des affaires juridiques. Le bureau de Vellmore avait été auparavant alerté par un message électronique de « Cassius199 », le second pseudonyme de Paul Krendler en personne.

L’information l’avait plongé dans une grande excitation. Il ne croyait pas que Lecter se trouvait au Brésil, non, mais ce document prouvait que le docteur avait désormais le nombre normal de doigts à la main gauche, et cette confirmation arrivait en même temps qu’une nouvelle piste signalant sa présence en Europe. Mason était presque sûr que le tuyau provenait des services de police italiens. C’était la première fois depuis des années qu’il humait la trace de Lecter avec une telle intensité.

Et il n’avait aucune intention de partager avec le FBI. Grâce à près d’une décennie d’entêtement, d’accès aux dossiers les plus confidentiels, de zèle propagandiste à travers la planète et de fortunes dépensées en ce sens, c’était lui qui occupait la première place dans la chasse au docteur Lecter. Il ne voulait bien communiquer ses informations au Bureau fédéral que s’il pouvait en retirer quelque profit. Ainsi, dans le seul but de faire illusion, il ordonna à son secrétaire de poursuivre Starling d’appels téléphoniques en réclamant de nouvelles précisions. Bientôt, ce fut au moins trois fois par jour qu’il la relança.

Parallèlement, Mason avait fait aussitôt virer cinq mille dollars à sa source brésilienne afin qu’elle continue à remonter la filière de la radiographie. Les fonds qu’il expédia en Suisse pour la suite des événements étaient bien plus importants. Et il était prêt à en débloquer encore dès qu’il disposerait d’informations concrètes.

Il croyait que son informateur européen avait trouvé le docteur Lecter, certes, mais il avait été tant de fois déçu qu’il avait appris à se méfier. La preuve allait venir, tôt ou tard, et il surmontait les affres de l’attente en concentrant son esprit sur ce qui arriverait au docteur une fois qu’il serait entre ses mains. Sur ce plan aussi les préparatifs avaient été longs et complexes, car Mason Verger était un expert en souffrance…

Pour nous, humains, les choix de Dieu lorsqu’Il inflige la douleur sont aussi insatisfaisants qu’incompréhensibles. A moins que l’innocence soit à Ses yeux une offense. Il est clair qu’Il a besoin d’une certaine aide pour canaliser la fureur aveugle avec laquelle Il châtie la terre.

Mason était paralysé depuis douze ans quand il en était venu à percevoir son rôle en la matière. Il n’était alors plus qu’une forme évanescente sous ses draps et il savait qu’il ne se relèverait plus jamais de son lit d’agonie. Ses nouveaux quartiers à Muskrat Farm étaient achevés, il avait des moyens financiers conséquents mais non illimités, puisque l’aïeul des Verger, Molson, régnait encore sur l’empire familial.

C’était le Noël de l’année où le docteur Lecter s’était échappé. En proie aux émotions particulières que provoque généralement l’approche de la Nativité, il se reprochait amèrement de ne pas avoir organisé l’assassinat de Lecter dans sa cellule. Il savait que son ennemi était libre, qu’il sillonnait le monde à sa guise et qu’il se payait très probablement du bon temps.

Lui-même était prisonnier de son poumon artificiel sous une couverture de laine souple, une infirmière à son chevet qui se dandinait inconfortablement sur ses pieds en rêvant de pouvoir enfin s’asseoir. Une escouade d’enfants pauvres étaient arrivés en bus pour chanter des noëls. Avec l’accord de son médecin, ses fenêtres avaient été brièvement ouvertes à l’air glacé. En bas, chacun les mains en coupe autour d’une chandelle, les enfants lui donnaient l’aubade.

Toutes les lumières de sa chambre étaient éteintes. Au-dessus du domaine, la voûte des étoiles était dense.

« Petite ville de Bethléem, comme te voilà immobile ! »

Comme te voilà immobile…

Les paroles l’accablaient de leur ironie : « Comme te voilà immobile, Mason ! »

Dehors, les étoiles de Noël gardaient un silence oppressant. Elles ne lui répondaient rien lorsqu’il levait vers elles son unique œil suppliant, lorsqu’il leur adressait un pauvre signe avec les rares doigts qu’il pouvait bouger. Il n’allait plus pouvoir respirer, pensa-t-il. S’il étouffait dans l’espace, sa dernière vision serait celle des étoiles muettes scintillant dans le vide. Et il suffoquait maintenant, persuadé que le poumon artificiel ne gardait plus le rythme, il devait attendre pour « respirer » sa ligne de vie couleur vert sapin de Noël sur les écrans, tourmentée de pointes, autant de petits conifères dans la forêt nocturne des moniteurs. Pointes de son pouls, une cime systolique, une diastolique…

L’infirmière s’était affolée, prête à appuyer sur le bouton d’alarme, une main déjà tendue vers le flacon d’adrénaline.

Les lignes se moquaient de lui comme les paroles du noël, « Comme te voilà immobile, Mason ! »

Et puis, l’Épiphanie. Avant que l’infirmière n’ait le temps de sonner ou d’attraper ses médicaments, le pelage râpeux de sa vengeance effleura pour la première fois sa main décharnée, implorante, spectrale, et le calma peu à peu.

Quand ils communient pour Noël dans le monde entier, les croyants sont persuadés qu’ils absorbent véritablement le corps et le sang du Christ grâce au miracle de la transsubstantiation. Mason Verger, lui, entreprit alors les préparatifs d’une cérémonie encore plus sidérante, et qui ne nécessitait pas le mystère de l’eucharistie : il avait résolu que le docteur Hannibal Lecter serait dévoré vivant.