"Hannibal" - читать интересную книгу автора (Harris Thomas)

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Avec l’aube grise arrivèrent les journaux et les premiers bulletins des chaînes de télévision.

Ardelia entendit Starling se lever au moment où elle achevait de réchauffer des muffins. Elles s’installèrent ensemble devant l’écran.

De CNN aux autres, ils avaient tous racheté les images prises par la caméra héliportée de WFUL-TV. Une prise de vue saisissante, juste au-dessus de la scène. Starling se força à regarder, une seule fois. Elle avait besoin de vérifier encore que c’était bien Evelda qui avait tiré la première. Puis ses yeux glissèrent vers Ardelia et elle découvrit une expression de colère sur son visage.

Soudain, elle était debout, elle courait vomir aux toilettes.

— C’est dur, comme spectacle, fit-elle en réapparaissant sur des jambes mal assurées, livide.

Comme à son habitude, Ardelia avait immédiatement compris où elle voulait en venir.

— Ta question, exactement, c’est quoi ? Ce que m’inspire le fait que tu aies tué cette femme qui portait son enfant, une Afro-Américaine ? Et donc, ma réponse est la suivante : c’est elle qui t’a tiré dessus, et moi je te veux en vie. Mais s’il te plaît, réfléchis un peu à l’absurdité de tout ça, et à qui en porte la responsabilité. Quel est le raisonnement totalement débile qui t’a obligée à te retrouver face à face avec cette Evelda Drumgo, dans ce traquenard de malheur, histoire que vous régliez ce problème de came entre vous à coups de revolver ? C’est malin, ça ? J’aimerais que tu cogites vraiment là-dessus : tu as envie de continuer à ce qu’ils te donnent leur sale boulot à faire ?

Elle se reversa du thé pour marquer une pause.

— Tu veux que je reste avec toi, aujourd’hui ? Je vais prendre un jour de congé.

— Merci, ce n’est pas la peine. Passe-moi un coup de fil.

Le National Tattler, principal bénéficiaire de l’explosion de la presse à scandale dans les années 90, avait concocté une édition spéciale particulièrement outrancière, même compte tenu des habitudes d’une publication qui méritait bien son titre de « concierge national ». Le journal échoua sur le perron de Starling en milieu de matinée. Elle le découvrit en ouvrant la porte, surprise par le bruit que l’épaisse liasse avait fait en tombant sur le paillasson.

Elle s’attendait au pire et le résultat était à la hauteur de ses appréhensions : « L’ANGE DE LA MORT : CLARICE STARLING, LA MACHINE À TUER DU FBI », hurlait le gros titre en caractères Railroad Gothic corps 72. Trois photos s’étalaient à la une : Clarice Sterling en treillis faisant feu avec un 45 mm lors d’un championnat de tir; Evelda Drumgo effondrée sur son enfant au milieu de la chaussée, la tête inclinée telle une Vierge de Cimabue, le cerveau en bouillie, puis Starling encore, en train de déposer un bébé noir et nu sur une table à découper parmi des couteaux, des entrailles de poissons et une dépouille de requin. La légende accompagnant les clichés en rajoutait encore dans le sensationnalisme: « L’exécutrice du serial killer Jame Gumb, l’agent spécial du FBI Clarice Starling, vient d’ajouter encore au moins cinq encoches à la crosse de son arme. Une mère et son enfant ainsi que deux policiers au nombre des victimes d’un raid bâclé. »

L’article détaillait les carrières de dealers d’Evelda et Dijon Drumgo, revenait sur l’apparition du gang des Crip dans le paysage déjà hautement criminalisé de Washington. Le passé militaire et les nombreuses décorations de John Brigham, mort en action, étaient brièvement évoqués. Starling, elle, avait droit à un long encadré spécifique, illustré par une photo en apparence innocente, prise dans un restaurant, où elle apparaissait en robe du soir échancrée, une expression animée sur le visage.


Il y a sept ans, quand elle avait abattu dans son sous-sol Jame Gumb, le dangereux meurtrier surnommé « Buffalo Bill », Clarice Starling avait eu ses quelques minutes de gloire. Aujourd’hui, elle est menacée de sanctions administratives et de poursuites judiciaires après la mort jeudi d’une mère de famille de Washington soupçonnée de fabriquer des substances hallucinogènes interdites par la loi (voir notre reportage page 1).

« Sa carrière pourrait bien se terminer là », nous a confié une source au Bureau des alcools, tabacs et armes à feu, l’organisme associé au FBI. « Nous manquons encore de détails sur les raisons de cette bavure, mais ce qui est certain, c’est que John Brigham devrait toujours être en vie aujourd’hui. » Selon cet interlocuteur, qui a préféré gardé l’anonymat, « le FBI n’avait vraiment pas besoin d’une histoire pareille après Ruby Ridge{En 1992, à Ruby Ridge, dans les montagnes de l’Idaho, un tireur d’élite du FBI avait abattu l’épouse d’un extrémiste alors qu’elle portait sa petite fille dans ses bras. Le fils adolescent du couple avait aussi été tué, ainsi qu’un représentant des forces de l’ordre. Après une longue polémique portant sur les " consignes particulières " qu’il avait reçues de ses supérieurs, l’exécutant de cet assaut sanglant a été définitivement acquitté en 1998 (N.d. T.).} ».

La très originale carrière de Clarice Starling a débuté peu de temps après son entrée à l’École du FBI. Diplômée de l’université de Virginie en psychologie et criminologie, elle avait été choisie pour interroger le docteur Hannibal Lecter, un fou sanguinaire dont le sobriquet de « Hannibal le Cannibale » a été employé pour la première fois par le National Tattler : A cette occasion, le criminel lui avait confié des informations qui s’étaient avérées utiles dans la traque de Jame Gumb et la libération de son otage, Catherine Martin, la fille de l’ancienne sénatrice du Tennessee.

Trois années consécutives avant de se retirer de la compétition, Clarice Starling a été championne de tir tous services officiels. Par une amère coïncidence, James Brigham, l’une des victimes du raid, était instructeur de tir à Quantico à l’époque où Starling y a suivi sa formation, et devait devenir son entraîneur lors des nombreux championnats qu’elle allait disputer.

Un porte-parole du FBI nous a indiqué hier que l’agent Starling avait été placé en congé administratif avec salaire dans l’attente des conclusions de l’enquête de service. Sa convocation devant la Commission de déontologie, les très redoutés inquisiteurs internes du FBI, est attendue dans le courant de la semaine.

La famille d’Evelda Drumgo, décédée au cours du raid, a déclaré de son côté qu’elle entendait réclamer des dommages intérêts à l’administration fédérale et à Starling personnellement, en déposant plusieurs plaintes nominales pour homicide volontaire.

Le fils de la victime, un bébé de trois mois que l’on aperçoit distinctement dans les bras de sa mère sur les photos de la dramatique fusillade, n’a pas été blessé.

Selon maître Telford Higgins, l’avocat de la famille Drumgo au cours de multiples inculpations, le Colt 45 semi-automatique modifié que l’agent Starling a utilisé à cette occasion ne répond pas aux caractéristiques des armes de service autorisées dans la juridiction de Washington. « Il s’agit d’un équipement extrêmement dangereux, dont l’emploi est inimaginable dans le cadre du maintien de l’ordre », a-t-il affirmé. « L’utilisation d’une telle arme révèle à elle seule un mépris total de la vie humaine », ajoute l’avocat.


Le Tattler était allé jusqu’à acheter le numéro de téléphone personnel de Clarice à l’un de ses informateurs. La sonnerie ne lui laissa donc aucun répit ce jour-là, jusqu’à ce qu’elle finisse par le débrancher et par se servir de son cellulaire de service pour appeler son bureau.

Son oreille et sa tempe enflée ne la faisaient pas trop souffrir tant qu’elle ne touchait pas le bandage. En tout cas, elle n’avait pas d’élancements grâce aux deux Tylénol qu’elle avait pris. Elle n’eut même pas besoin du tranquillisant que le médecin lui avait prescrit : elle s’assoupit adossée à sa tête de lit, les cahiers du Washington Post s’échappant de sa main inerte pour s’éparpiller sur le sol, des traces de poudre maculant encore ses paumes, des larmes figées sur ses joues.