"Hannibal" - читать интересную книгу автора (Harris Thomas)

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Si Starling savait tenir son intérieur, ce n’était pas pour autant une fanatique de l’ordre. La partie du duplex qu’elle occupait était toujours propre, elle pouvait y retrouver ce qu’elle cherchait, mais les piles avaient tendance à s’amonceler, linge propre pas encore rangé ou revues et journaux. Elle n’avait pas sa pareille pour repasser un chemisier à la toute dernière minute. Comme elle n’avait pas besoin de se pomponner, cependant, elle s’en tirait toujours.

Lorsqu’elle avait besoin d’un cadre plus ordonné, elle traversait leur cuisine commune pour aller passer un moment chez Ardelia. Si cette dernière était là, elle pouvait bénéficier de sa conversation et de ses conseils, immanquablement avisés, quoique parfois un peu trop lucides à son goût. Quand Ardelia n’était pas là, il était entendu entre elles que Starling avait tout loisir de demeurer un moment dans l’univers impeccable de Mapp, à condition qu’elle n’y laisse rien. Ce jour-là, c’est chez Ardelia qu’elle était venue s’asseoir un instant.

C’était le genre d’appartement qui paraît sans cesse habité par son occupant, qu’il s’y trouve ou non. Starling garda les yeux fixés sur la police d’assurance-vie de la grand-mère d’Ardelia, accrochée au mur dans un cadre bricolé tout comme elle l’avait été dans la ferme en location de ladite grand-mère, puis dans l’HLM de banlieue où Ardelia avait grandi. Son aïeule, qui avait réussi à économiser pièce par pièce les versements sur ce que lui rapportaient les légumes et les fleurs de son jardin quand elle les vendait au marché, avait été en mesure d’emprunter de quoi aider sa petite-fille à poursuivre des études supérieures. Il y avait aussi une photo de cette vieille dame menue en habits du dimanche, regardant l’objectif sans même tenter un sourire, ses yeux noirs empreints d’une sagesse ancestrale sous le bord de son chapeau de paille.

Ardelia était très consciente de son passé et elle y puisait une force renouvelée chaque jour. Starling aurait aimé éprouver la même chose, maintenant, reprendre ses marques. A Bozeman, l’orphelinat luthérien où elle avait été placée lui avait assuré le gîte, le couvert et un certain modèle de vie, mais c’était dans son sang, ses origines, qu’elle devait chercher la réponse aux questions qui l’assaillaient à présent.

Comment est-on équipé pour la vie lorsqu’on vient d’une bourgade de petits Blancs où les effets de la Dépression se faisaient encore sentir jusque dans les années 50 ? Lorsque, arrivé au campus, on est rapidement catalogué parmi les « pedzouilles », les « pouilleux » ou, avec condescendance, les « prolos » ? Lorsque même le gratin social du Sud, qui dans son système de valeurs réactionnaires se pique de mépriser le travail physique, traite vos semblables de « ploucs » ? Dans quelle tradition trouver un exemple ? En se vantant de la raclée reçue par les troupes du Nord à cette fameuse bataille de Manassas ? En proclamant que son arrière-arrière-grand-père avait été du bon côté de la barricade à Vicksburg ? En jurant que Shiloh, dans le Tennessee, restera malgré tout Yazoo City à jamais ?

Non, il est bien plus honorable et raisonnable d’avoir réussi à s’en tirer après, dans les décombres de la guerre de Sécession, en s’échinant sur vingt malheureux hectares avec une vieille mule. Mais cela, il faut être capable de s’en rendre compte par soi-même, car personne ne vous le dira.

Starling avait réussi son entrée au FBI parce qu’elle était le dos au mur, de toute façon. Elle avait passé la majeure partie de sa vie dans des institutions, en respectant leurs règles du jeu et en se battant pour y survivre. Elle était toujours allée de l’avant, obtenant des bourses, s’intégrant aux équipes. L’impasse dans laquelle elle se retrouvait après un si brillant début au FBI était pour elle une expérience aussi inédite que douloureuse. Elle s’y débattait comme une abeille prise dans une bouteille.

Elle avait quatre jours pour pleurer John Brigham, tué sous ses yeux. Longtemps auparavant, Brigham lui avait demandé quelque chose qu’elle avait refusé. Puis il lui avait proposé qu’ils soient amis, en toute sincérité, et cette fois elle avait dit oui, de tout son cœur.

Elle devait aussi arriver à admettre qu’elle avait elle-même abattu cinq personnes au marché Feliciana, ce jour funeste. L’image du petit voyou au torse comprimé entre deux voitures continuait à la harceler.

Une fois, pour soulager sa conscience, elle était allée voir le bébé d’Evelda à l’hôpital. Sa grand-mère était là, elle s’apprêtait à le ramener chez elle. Elle avait aussitôt reconnu Starling, dont la photo venait d’occuper tant de place dans les journaux. Sans un mot, elle avait confié l’enfant à une infirmière et, avant même que Starling ne comprenne ce qui arrivait, elle l’avait giflée violemment sur sa joue blessée. Starling n’avait pas répliqué, mais elle l’avait immobilisée en la plaquant sans ménagement contre la vitre de la clinique jusqu’à ce qu’elle cesse de lutter, le visage pressé contre le carreau couvert de buée et de salive. Le sang coulait dans le cou de Starling, la douleur l’étourdissait. Elle s’était fait à nouveau suturer l’oreille aux urgences et s’était abstenue de porter plainte, mais un employé de l’hôpital avait vendu l’histoire au Tattler pour trois cents dollars.

Elle avait dû s’exposer aux regards à deux reprises encore, la première fois pour organiser les obsèques de John, la seconde pour assister à sa mise en terre au cimetière national d’Arlington. Brigham n’ayant pratiquement gardé aucun contact avec sa famille, peu nombreuse et dispersée, il avait désigné Starling pour cette tâche dans ses dernières volontés.

Son visage avait été tellement abîmé qu’il avait fallu l’inhumer dans un cercueil fermé, mais Starling avait veillé à son apparence : pour le dernier hommage, sa dépouille était sanglée dans l’uniforme bleu des Marines avec sa Silver Star et ses autres décorations. Après la cérémonie, le supérieur de Brigham avait remis à la jeune femme une boîte qui contenait ses armes personnelles, ses insignes et certains objets qui avaient jadis trôné sur son bureau en désordre, parmi lesquels un absurde coq de girouette buvant dans un verre.

Elle se trouvait désormais à cinq jours d’une confrontation officielle qui risquait de marquer la fin ignominieuse de sa carrière. A l’exception d’un message laissé par Jack Crawford, sort téléphone professionnel restait silencieux. Et Brigham n’était plus là pour parler un peu…

Elle consulta son délégué du personnel au FBI. Tout ce qu’il trouva à lui conseiller fut d’éviter de porter des boucles d’oreilles trop voyantes ou des chaussures trop ouvertes lors de sa comparution.

Tous les jours, la presse et les télévisions revenaient sur la mort d’Evelda Drumgo et retournaient cette histoire dans tous les sens, comme un chat s’acharne sur une souris. Et dans l’appartement immaculé d’Ardelia, Starling essayait de réfléchir.

La tentation de tomber d’accord avec ceux qui vous attaquent, de quémander leur approbation, est un ver qui peut vous ronger jusqu’à vous détruire.

Un bruit insolite vint troubler sa concentration.

Elle cherchait à se rappeler mot pour mot ce qu’elle avait dit dans la fourgonnette. Avait-elle trop parlé ?

Ce bruit, encore.

Brigham lui avait demandé de briefer les autres à propos d’Evelda. Avait-elle exprimé sans le vouloir une certaine hostilité à son encontre, induit un jugement qui…

Ce bruit. Soudain, elle se rendit compte qu’on sonnait à sa porte. Un journaliste, sans doute. Mais elle attendait aussi une assignation administrative. Écartant à peine les rideaux de chez Ardelia, elle aperçut le postier qui regagnait déjà son camion. En hâte, elle alla lui ouvrir et lui fit remonter le perron, prenant soin de tourner le dos à la voiture de presse qui la guettait de tous ses objectifs de l’autre côté de la rue lorsqu’elle signa le reçu. Une enveloppe mauve, d’un beau papier de lin à reflets soyeux. Aussi préoccupée qu’elle ait été, la texture éveilla un vague souvenir en elle. Une fois à l’abri derrière la porte, elle examina son adresse. Une ronde impeccable. Au milieu de l’inquiétude constante qu’elle éprouvait ces derniers temps, un signal d’alarme retentit en elle. Elle sentit son ventre se contracter comme si des gouttes d’eau froide étaient tombées dessus.

Tenant l’enveloppe par un coin entre ses doigts, elle alla à la cuisine, sortit de son sac une paire de gants en latex réglementaires qu’elle gardait toujours avec elle, déposa la lettre sur la table et entreprit de la palper prudemment. Malgré l’épaisseur du papier, elle aurait été en mesure de détecter un détonateur à retardement miniature relié à une feuille d’explosif C4. Selon les règles, elle aurait dû la confier aux services compétents pour qu’elle soit passée aux rayons. En l’ouvrant tout de suite, là, elle risquait des ennuis. Oui. Et alors ?

Elle ouvrit l’enveloppe avec un couteau de cuisine, en retira un seul feuillet d’une riche texture. Sans même regarder la signature, elle sut immédiatement qui était l’expéditeur.


Chère Clarice,


J’ai suivi avec le plus grand intérêt les péripéties de votre disgrâce publique. La mienne ne m’a jamais préoccupé le moins du monde, n’était l’inconvénient de la vie carcérale, mais vous n’avez sans doute pas le même recul…

Au cours de nos discussions dans mon cachot, il m’est clairement apparu que votre père, le veilleur de nuit défunt, occupait une place prépondérante dans votre système de valeurs. Je pense que le fait d’avoir mis fin à la carrière de couturier de Jame Gumb vous a surtout comblée parce que vous pouviez imaginer votre géniteur réalisant cela à votre place.

Mais voici que vous n’êtes plus en odeur de sainteté au FBI. Y avez-vous toujours fantasmé la présence de votre père au-dessus de vous, chef de département ou — mieux encore que Jack Crawford — sous-directeur observant vos progrès avec fierté ? Et maintenant, l’imaginez-vous empli de honte et de désarroi par l’opprobre qui vous écrase ? Par la piteuse conclusion d’une carrière qui s’annonçait pourtant si prometteuse ? Envisagez-vous d’en être réduite à l’abjecte servilité dans laquelle votre mère est tombée après que des drogués eurent réglé son compte à votre « petit papa » ? Alors ? Votre échec va-t-il rejaillir sur eux ? Les gens resteront-ils à jamais abusés par l’idée que vos parents n’ont jamais été rien d’autre que des petits Blancs pouilleux? Dites-moi ce que vous en pensez sincèrement, agent Starling.

Méditez un instant avant que nous ne poursuivions…

Et maintenant, je vais vous révéler une qualité qui peut vous aider dans l’avenir : vous n’êtes pas aveuglée par les larmes, vous pouvez lire dans les oignons.

Voici un petit exercice que vous trouverez sans doute plein d’utilité. Je veux que vous l’accomplissiez avec moi, immédiatement. Disposez-vous d’un poêlon en fonte à portée ? Vous, une rustique fille du Sud, le contraire me semblerait inconcevable. Alors, placez-le sur la table de la cuisine et allumez le plafonnier.


Ardelia, qui avait hérité du poêlon traditionnel de sa grand-mère, s’en servait très souvent. Le fond noir, lustré, n’avait jamais eu besoin d’être effleuré par un quelconque détergent. Starling le posa devant elle sur la table.


Regardez dedans, Clarice. Penchez-vous et observez. S’il s’agit de celui de votre mère, ce qui me paraît très possible, ses molécules contiennent encore l’écho de toutes les conversations qui se sont déroulées autour de lui. Tout, les confidences, les mesquines disputes, les révélations assassines, l’annonce brutale de la catastrophe, les grognements et la poésie de l’amour.

Regardez, Clarice. Regardez dans le poêlon. S’il est convenablement récuré, il doit être comme un sombre étang, n’est-ce pas ? La même impression que de se pencher sur un puits: vous ne trouvez pas votre reflet exact au fond, non, mais vous vous y distinguez tout de même, pas vrai ? Avec la lumière derrière, on vous croirait grimée en Noire, la couronne électrique de votre chevelure embrasée.

Nous ne sommes tous que du carbone dérivé, Clarice. Vous, et le poêlon, et votre cher papa dans sa tombe, aussi raide et froid que cet ustensile de cuisine. Tout est encore là, il suffit d’écouter. Que disaient-ils vraiment, vos si méritants géniteurs, qui étaient-ils en réalité, dans la réalité de souvenirs concrets, non dans les illusions qui oppressent votre cœur ?

Pourquoi votre père n’était-il pas shérif adjoint, bien vu des magistrats et de leurs laquais ? Pourquoi votre mère a-t-elle dû nettoyer des chambres de motel afin d’assurer votre subsistance, même si elle n’a pas été capable de s’occuper de vous jusqu’à ce que vous voliez de vos propres ailes ?

Quel est le souvenir le plus vivace que vous gardiez de leur cuisine ? Pas de l’hôpital, non. De la cuisine.


Ma mère essuyant le sang sur le chapeau de mon père.


Quel est votre meilleur souvenir de la cuisine ?


Mon père pelant des oranges avec son vieux couteau au bout cassé et partageant les quartiers avec moi.


Votre père était un vulgaire veilleur de nuit, Clarice. Et votre mère une bonniche.

Une belle carrière au service de l’État, était-ce votre ambition, ou la leur ? Jusqu’où votre père aurait-il eu à courber l’échine pour se plier aux diktats d’une bureaucratie rancie ? Combien de fessiers aurait-il dû lécher ? L’avez-vous jamais vu ramper, flagorner?

Vos supérieurs, Clarice, ont-ils déjà fait preuve d’un quelconque sens moral ? Et vos parents ? Et si c’est le cas, partageaient-ils les mêmes valeurs, les uns et les autres ?

Regardez dans le poêlon et racontez-moi. Regardez dans la fonte, elle est intègre, elle. Avez-vous déçu vos parents disparus ? Auraient-ils voulu que vous léchiez des bottes ? Quelle était leur conception de la force de caractère ?

Vous pouvez être aussi forte que vous le souhaitez, Clarice. Vous êtes une lutteuse. L’ennemi est mort, l’enfant épargné. Vous êtes une guerrière.

Les éléments chimiques les plus stables, Clarice, se trouvent au milieu du tableau périodique des éléments. Entre le fer et l’argent, en gros.

Entre le fer et l’argent. Je crois que cela vous convient bien.


Hannibal Lecter.


P-S. : Vous me devez encore des informations à votre sujet, savez-vous ? Dites-moi si vous vous réveillez toujours la nuit en entendant les agneaux pleurer. Un dimanche quelconque, publiez une annonce dans les messages personnels de l’édition nationale du Times, de l’International Herald Tribune et du China Mail. Adressez-la à A.A. Aaron, de sorte qu’elle figure en tête de liste, et signez Hannah.


Tout en lisant ces mots, Starling les entendait prononcés par cette même voix qui l’avait jadis raillée, agressée, poussée dans ses derniers retranchements, qui lui avait ouvert l’esprit au sein des ténèbres du quartier de haute sécurité, à l’asile de fous, quand elle avait dû troquer son intégrité contre des renseignements cruciaux que Lecter détenait sur le compte de « Buffalo Bill ». L’âpreté métallique de cette voix qui avait perdu l’habitude de s’élever résonnait encore dans ses rêves. Dans un coin du plafond, une araignée avait tissé une toile toute fraîche. Starling la contempla, tandis que ses pensées oscillaient entre soulagement et tristesse, tristesse et soulagement. Soulagée par l’aide apportée, l’espoir d’une guérison. Soulagée et triste de voir que l’agence de réexpédition postale utilisée par le Dr Lecter à Los Angeles devait compter un employé peu scrupuleux parmi son personnel : il y avait une étiquette d’affranchissement, cette fois. Jack Crawford allait être ravi par cette lettre, tout comme la direction des postes et le laboratoire d’analyses.