"L'empire des loups" - читать интересную книгу автора (Grangé Jean-Christophe)

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— Depuis combien de temps souffres-tu de ces absences ?

Anna ne r#233;pondit pas. Il #233;tait pr#232;s de midi : elle avait subi des examens toute la matin#233;e. Radiographies, scanners, IRM, et, pour finir, ces tests dans la machine circulaire... Elle se sentait vid#233;e, #233;puis#233;e, perdue. Et ce bureau n’arrangeait rien : une pi#232;ce #233;troite, sans fen#234;tre, trop #233;clair#233;e, o#249; s’entassaient des dossiers en vrac, dans des armoires en ferraille ou pos#233;s #224; m#234;me le sol. Des gravures aux murs repr#233;sentaient des cerveaux #224; nu, des cr#226;nes ras#233;s portant des pointill#233;s, comme pr#233;d#233;coup#233;s. Tout ce qu’il lui fallait...

Eric Ackermann r#233;p#233;ta :

— Depuis combien de temps, Anna ?

— Il y a plus d’un mois.

— Sois pr#233;cise. Tu te souviens de la premi#232;re fois, non ?

Bien s#251;r qu’elle s’en souvenait : comment aurait-elle pu oublier cela ?

— C’#233;tait le 4 f#233;vrier dernier. Un matin. Je sortais de la salle de bains. J’ai crois#233; Laurent dans le couloir. Il #233;tait pr#234;t #224; partir pour le bureau. Il m’a souri. J’ai sursaut#233; : je ne voyais pas de qui il s’agissait.

— Pas du tout ?

— Dans la seconde, non. Puis tout s’est replac#233; dans ma t#234;te.

— D#233;cris-moi exactement ce que tu as ressenti #224; cet instant.

Elle esquissa un mouvement d’#233;paules, un geste d’ind#233;cision sous son ch#226;le noir et mordor#233; :

— C’#233;tait une sensation bizarre, fugitive. Comme l’impression d’avoir d#233;j#224; v#233;cu quelque chose. Le malaise n’a dur#233; que le temps d’un #233;clair (elle claqua des doigts) puis tout est redevenu normal.

— Qu’est-ce que tu as pens#233; #224; ce moment-l#224; ?

— J’ai mis #231;a sur le compte de la fatigue.

Ackermann nota quelque chose sur un bloc pos#233; devant lui, puis reprit :

— Tu en as parl#233; #224; Laurent, ce matin-l#224; ?

— Non. #199;a ne m’a pas paru si grave.

— La deuxi#232;me crise, quand est-elle survenue ?

— La semaine suivante. Il y en a eu plusieurs, coup sur coup.

— Toujours face #224; Laurent ?

— Toujours, oui.

— Et tu finissais chaque fois par le reconna#238;tre ?

— Oui. Mais au fil des jours, le d#233;clic m’a paru... Je ne sais pas... de plus en plus long #224; survenir.

— Tu lui en as parl#233; alors ?

— Non.

— Pourquoi ?

Elle croisa les jambes, posa ses mains fr#234;les sur sa jupe de soie sombre – deux oiseaux aux plumes p#226;les :

— Il me semblait qu’en parler aggraverait le probl#232;me. Et puis...

Le neurologue releva les yeux ; ses cheveux roux se refl#233;taient sur l’arc de ses lunettes :

— Et puis ?

— Ce n’est pas une chose facile #224; annoncer #224; son mari. Il...

Elle sentait la pr#233;sence de Laurent, debout derri#232;re elle, adoss#233; aux meubles de fer.

— Laurent devenait pour moi un #233;tranger.

Le m#233;decin parut percevoir son trouble ; il pr#233;f#233;ra changer de cap :

— Ce probl#232;me de reconnaissance, le rencontres-tu avec d’autres visages ?

— Parfois, h#233;sita-t-elle. Mais c’est tr#232;s rare.

— Face #224; qui, par exemple ?

— Chez les commer#231;ants du quartier. A mon travail, aussi. Je ne reconnais pas certains clients, qui sont pourtant des habitu#233;s.

— Et tes amis ?

Anna fit un geste vague :

— Je n’ai pas d’amis.

— Ta famille ?

— Mes parents sont d#233;c#233;d#233;s. J’ai seulement quelques oncles et cousins dans le Sud-Ouest. Je ne vais jamais les voir.

Ackermann #233;crivit encore ; ses traits ne trahissaient aucune r#233;action. Ils paraissaient fig#233;s dans de la r#233;sine.

Anna d#233;testait cet homme : un proche de la famille de Laurent. Il venait parfois d#238;ner chez eux mais il demeurait, en toutes circonstances, d’une froideur de givre. A moins, bien s#251;r, qu’on n’#233;voqu#226;t ses champs de recherche – le cerveau, la g#233;ographie c#233;r#233;brale, le syst#232;me cognitif humain. Alors, tout changeait : il s’emportait, s’exaltait, battait l’air de ses longues pattes rousses.

— C’est donc le visage de Laurent qui te pose le probl#232;me majeur ? reprit-il.

— Oui. Mais c’est aussi le plus proche. Celui que je vois le plus souvent.

— Souffres-tu d’autres troubles de la m#233;moire ?

Anna se mordit la l#232;vre inf#233;rieure. Encore une fois, elle h#233;sita :

— Non.

— Des troubles de l’orientation ?

— Non.

— Des d#233;fauts d’#233;locution ?

— Non.

— As-tu du mal #224; effectuer certains mouvements ?

Elle ne r#233;pondit pas, puis esquissa un faible sourire :

— Tu penses #224; Alzheimer, n’est-ce pas ?

— Je v#233;rifie, c’est tout.

C’#233;tait la premi#232;re affection #224; laquelle Anna avait song#233;. Elle s’#233;tait renseign#233;e, avait consult#233; des dictionnaires m#233;dicaux : la non-reconnaissance des visages est un des sympt#244;mes de la maladie d’Alzheimer.

Ackermann ajouta, du ton qu’on utilise pour raisonner un enfant :

— Tu n’as absolument pas l’#226;ge. Et de toute fa#231;on, je l’aurais vu d#232;s les premiers examens. Un cerveau atteint par une maladie neurod#233;g#233;n#233;rative poss#232;de une morphologie tr#232;s sp#233;cifique. Mais je dois te poser toutes ces questions pour effectuer un diagnostic complet, tu comprends ?

Il n’attendit pas de r#233;ponse et r#233;p#233;ta :

— Tu as du mal #224; effectuer des mouvements ou non ?

— Non.

— Pas de troubles du sommeil ?

— Non.

— Pas de torpeur inexplicable ?

— Non.

— Des migraines ?

— Aucune.

Le m#233;decin ferma son bloc et se leva. Chaque fois, c’#233;tait la m#234;me surprise. Il mesurait pr#232;s d’un m#232;tre quatre-vingt-dix, pour une soixantaine de kilos. Un #233;chalas qui portait sa blouse blanche comme si on la lui avait donn#233;e #224; s#233;cher.

Il #233;tait d’une rousseur totale, br#251;lante ; sa tignasse cr#233;pue, mal taill#233;e, #233;tait couleur de miel ardent ; des grains d’ocre parsemaient sa peau jusque sur ses paupi#232;res. Son visage #233;tait tout en angles, aff#251;t#233; encore par ses lunettes m#233;talliques, fines comme des lames.

Cette physionomie semblait le placer #224; l’abri du temps. Il #233;tait plus #226;g#233; que Laurent, environ cinquante ans, mais ressemblait encore #224; un jeune homme. Les rides s’#233;taient dessin#233;es sur son visage sans parvenir #224; atteindre l’essentiel : ces traits d’aigle, ac#233;r#233;s, ind#233;chiffrables. Seules des cicatrices d’acn#233; creusaient ses joues et lui donnaient une chair, un pass#233;.

Il fit quelques pas dans l’espace r#233;duit du bureau, en silence. Les secondes s’#233;tir#232;rent. N’y tenant plus, Anna demanda :

— Bon sang, qu’est-ce que j’ai ?

Le neurologue secoua un objet m#233;tallique #224; l’int#233;rieur de sa poche. Des cl#233;s, sans doute ; mais ce fut comme une sonnette qui d#233;clencha son discours :

— Laisse-moi d’abord t’expliquer l’exp#233;rience que nous venons de pratiquer.

— Il serait temps, oui.

— La machine que nous avons utilis#233;e est une cam#233;ra #224; positons. Ce qu’on appelle chez les sp#233;cialistes un « Petscan ». Cet engin s’appuie sur la technologie de la tomographie #224; #233;mission de positons : la TEP. Cela permet d’observer les zones d’activit#233; du cerveau en temps r#233;el, en localisant les concentrations sanguines de l’organe. J’ai voulu proc#233;der avec toi #224; une sorte de r#233;vision g#233;n#233;rale. V#233;rifier le fonctionnement de plusieurs grandes zones c#233;r#233;brales dont on conna#238;t bien la localisation. La vision. Le langage. La m#233;moire.

Anna songea aux diff#233;rents tests. Les carr#233;s de couleur ; l’histoire racont#233;e de plusieurs mani#232;res distinctes ; les noms de capitales. Elle n’avait aucun mal #224; situer chaque exercice dans ce contexte, mais Ackermann #233;tait lanc#233; :

— Le langage par exemple. Tout se passe dans le lobe frontal, dans une r#233;gion subdivis#233;e elle-m#234;me en sous-syst#232;mes, consacr#233;s respectivement #224; l’audition, au lexique, #224; la syntaxe, #224; la signification, #224; la prosodie... (Il pointait son doigt sur son cr#226;ne.) C’est l’association de ces zones qui nous permet de comprendre et d’utiliser la parole. Gr#226;ce aux diff#233;rentes versions de mon petit conte, j’ai sollicit#233; dans ta t#234;te chacun de ces syst#232;mes.

Il ne cessait d’aller et venir dans la pi#232;ce exigu#235;. Les gravures au mur apparaissaient et disparaissaient au fil de ses pas. Anna aper#231;ut un dessin #233;trange, repr#233;sentant un singe color#233; dot#233; d’une grande bouche et de mains g#233;antes. Malgr#233; la chaleur des n#233;ons, elle avait l’#233;chin#233; glac#233;e.

— Et alors ? souffla-t-elle.

Il ouvrit ses mains en un mouvement qui se voulait rassurant :

— Alors, tout va bien. Langage. Vision. M#233;moire. Chaque aire s’est activ#233;e normalement.

— Sauf quand on m’a soumis le portrait de Laurent.

Ackermann se pencha sur son bureau et fit pivoter l’#233;cran de son ordinateur. Anna d#233;couvrit l’image num#233;ris#233;e d’un cerveau. Une coupe de profil, vert luminescent ; l’int#233;rieur #233;tait absolument noir.

— Ton cerveau au moment o#249; tu observais la photographie de Laurent. Aucune r#233;action. Aucune connexion. Une image plate.

— Qu’est-ce que #231;a veut dire ?

Le neurologue se redressa et fourra de nouveau ses mains dans ses poches. Il bomba le torse en une posture th#233;#226;trale : c’#233;tait le grand moment du verdict.

— Je pense que tu souffres d’une l#233;sion.

— Une l#233;sion ?

— Qui touche sp#233;cifiquement la zone de reconnaissance des visages.

Anna #233;tait stup#233;faite :

— Il existe une zone des... visages ?

— Oui. Un dispositif neuronal sp#233;cialis#233; dans cette fonction, situ#233; dans l’h#233;misph#232;re droit, dans la partie ventrale du temporal, #224; l’arri#232;re du cerveau. Ce syst#232;me a #233;t#233; d#233;couvert dans les ann#233;es 50. Des personnes qui avaient #233;t#233; victimes d’un accident vasculaire dans cette r#233;gion ne reconnaissaient plus les visages. Depuis, gr#226;ce au Petscan, nous l’avons localis#233;e avec plus de pr#233;cision encore. On sait par exemple que cette aire est particuli#232;rement d#233;velopp#233;e chez les « physionomistes », les types qui surveillent l’entr#233;e des bo#238;tes, des casinos.

— Mais je reconnais la plupart des visages, tenta-t-elle d’argumenter. Pendant le test, j’ai identifi#233; tous les portraits...

— Tous les portraits, sauf celui de ton mari. Et #231;a, c’est une piste s#233;rieuse.

Ackermann joignit ses deux index sur ses l#232;vres, dans un signe ostentatoire de r#233;flexion. Quand il n’#233;tait pas glac#233;, il devenait emphatique :

— Nous poss#233;dons deux types de m#233;moires. Il y a ce que nous apprenons #224; l’#233;cole et ce que nous apprenons dans notre vie personnelle. Ces deux m#233;moires n’empruntent pas le m#234;me chemin au sein du cerveau. Je pense que tu souffres d’un d#233;faut de connexion entre l’analyse instantan#233;e des visages et leur comparaison avec tes souvenirs personnels. Une l#233;sion barre la route #224; ce m#233;canisme. Tu peux reconna#238;tre Einstein, mais pas Laurent, qui appartient #224; tes archives priv#233;es.

— Et... #231;a se soigne ?

— Tout #224; fait. Nous allons d#233;placer cette fonction dans une partie saine de ta t#234;te. C’est un des avantages du cerveau : sa plasticit#233;. Pour cela, tu vas devoir suivre une r#233;#233;ducation : une sorte d’entra#238;nement mental, des exercices r#233;guliers, soutenus par des m#233;dicaments adapt#233;s.

Le ton grave du neurologue d#233;mentait cette bonne nouvelle.

— O#249; est le probl#232;me ? demanda Anna.

— Dans l’origine de la l#233;sion. L#224;, je dois avouer que je cale. Nous n’avons aucun signe de tumeur, aucune anomalie neurologique. Tu n’as pas subi de traumatisme cr#226;nien, ni d’accident vasculaire qui aurait priv#233; d’irrigation cette partie du cerveau (il fit claquer sa langue). Il va falloir pratiquer de nouvelles analyses, plus profondes, afin d’affiner le diagnostic.

— Quelles analyses ?

Le m#233;decin s’assit derri#232;re son bureau. Son regard laqu#233; se posa sur elle :

— Une biopsie. Un infime pr#233;l#232;vement de tissu cortical.

Anna mit quelques secondes #224; comprendre, puis une bouff#233;e de terreur lui monta au visage. Elle se tourna vers Laurent mais vit qu’il lan#231;ait d#233;j#224; un regard entendu #224; Ackermann. La peur c#233;da la place #224; la col#232;re : ils #233;taient complices. Son sort #233;tait r#233;gl#233; ; sans doute depuis le matin m#234;me. Les mots trembl#232;rent entre ses l#232;vres :

— Il n’en est pas question.

Le neurologue sourit pour la premi#232;re fois. Un sourire qui se voulait r#233;confortant, mais apparaissait totalement artificiel :

— Tu ne dois avoir aucune appr#233;hension. Nous pratiquerons une biopsie st#233;r#233;otaxique. Il s’agit d’une simple sonde qui...

— Personne ne touchera #224; mon cerveau.

Anna se leva et s’enroula dans son ch#226;le ; des ailes de corbeau doubl#233;es d’or. Laurent prit la parole :

— Tu ne dois pas le prendre comme #231;a. Eric m’a assur#233; que...

— Tu es de son c#244;t#233; ?

— Nous sommes tous de ton c#244;t#233;, assura Ackermann.

Elle recula pour mieux englober les deux hypocrites.

— Personne ne touchera #224; mon cerveau, r#233;p#233;ta-t-elle d’une voix qui s’affirmait. Je pr#233;f#232;re perdre compl#232;tement la m#233;moire, ou crever de ma maladie. Je ne remettrai jamais les pieds ici.

Elle hurla soudain, prise de panique :

— Jamais, vous entendez ?