"L'empire des loups" - читать интересную книгу автора (Grangé Jean-Christophe)

3

Elle courut dans le couloir d#233;sert, d#233;vala les escaliers, puis s’arr#234;ta net sur le seuil de l’immeuble. Elle sentit le vent froid appeler son sang sous sa chair. Le soleil inondait la cour. Anna songea #224; une clart#233; d’#233;t#233;, sans chaleur ni feuilles aux arbres, qu’on aurait glac#233;e pour mieux la conserver.

De l’autre c#244;t#233; de la cour, Nicolas, le chauffeur, l’aper#231;ut et jaillit de la berline pour lui ouvrir la porti#232;re. Anna lui fit un signe de t#234;te n#233;gatif. D’une main tremblante, elle chercha dans son sac une cigarette, l’alluma, puis savoura la saveur acre qui emplissait sa gorge.

L’institut Henri-Becquerel regroupait plusieurs immeubles de quatre #233;tages, qui encadraient un patio ponctu#233; d’arbres et de buissons serr#233;s. Les fa#231;ades ternes, grises ou ros#233;s, affichaient des avertissements vindicatifs : INTERDIT D’ENTRER SANS AUTORISATION ; STRICTEMENT R#201;SERV#201; AU PERSONNEL M#201;DICAL ; ATTENTION DANGER. Le moindre d#233;tail lui semblait hostile dans ce foutu h#244;pital.

Elle aspira encore une bouff#233;e de cigarette, de toute sa gorge ; le go#251;t du tabac br#251;l#233; l’apaisa, comme si elle avait jet#233; sa col#232;re dans ce minuscule brasier. Elle ferma les paupi#232;res, plongeant dans le parfum #233;tourdissant.

Des pas derri#232;re elle.

Laurent la contourna sans un regard, traversa la cour puis ouvrit la porti#232;re arri#232;re de la voiture. Il l’attendait, battant le bitume de ses mocassins cir#233;s, le visage crisp#233;. Anna balan#231;a sa Marlboro et le rejoignit. Elle se glissa sur le si#232;ge en cuir. Laurent fit le tour du v#233;hicule et s’installa #224; ses c#244;t#233;s. Apr#232;s ce petit man#232;ge silencieux, le chauffeur d#233;marra et descendit la pente du parking, dans une lenteur de vaisseau spatial.

Devant la barri#232;re blanche et rouge du portail, plusieurs soldats montaient la garde.

— Je vais r#233;cup#233;rer mon passeport, pr#233;vint Laurent.

Anna regardait ses mains : elles tremblaient toujours. Elle extirpa un poudrier de son sac et s’observa dans le miroir ovale. Elle s’attendait presque #224; d#233;couvrir des marques sur sa peau, comme si son bouleversement int#233;rieur avait eu la violence d’un coup de poing. Mais non, elle avait le m#234;me visage poli et r#233;gulier, la m#234;me p#226;leur de neige, encadr#233;e de cheveux noirs coup#233;s #224; la Cl#233;op#226;tre ; les m#234;mes yeux #233;tir#233;s vers les tempes, bleu sombre, dont les paupi#232;res s’abaissaient lentement, avec la paresse d’un chat.

Elle aper#231;ut Laurent qui revenait. Il s’inclinait dans le vent, relevant le col de son manteau noir. Elle ressentit tout #224; coup la chaleur d’une onde. Le d#233;sir. Elle le contempla encore : ses boucles blondes, ses yeux saillants, ce tourment qui plissait son front... Il plaquait contre lui les pans de son manteau d’une main incertaine. Un mouvement de gamin craintif, pr#233;cautionneux, qui ne cadrait pas avec sa puissance de haut fonctionnaire. Comme lorsqu’il commandait un cocktail et qu’il d#233;crivait #224; coups de petites pinc#233;es les dosages qu’il souhaitait. Ou lorsqu’il glissait ses deux mains entre ses cuisses, #233;paules relev#233;es, pour manifester le froid ou la g#234;ne. C’#233;tait cette fragilit#233; qui l’avait s#233;duite ; ces failles, ces faiblesses, qui contrastaient avec son pouvoir r#233;el. Mais qu’aimait-elle encore chez lui ? De quoi se souvenait-elle ?

Laurent s’installa de nouveau #224; ses c#244;t#233;s. La barri#232;re se leva. Au passage, il adressa un salut appuy#233; aux hommes arm#233;s. Ce geste respectueux aga#231;a de nouveau Anna. Son d#233;sir s’#233;vanouit. Elle demanda avec duret#233; :

— Pourquoi tous ces flics ?

— Des militaires, rectifia Laurent. Ce sont des militaires.

La voiture se glissa dans la circulation. La place du G#233;n#233;ral-Leclerc, #224; Orsay, #233;tait minuscule, soigneusement ordonn#233;e. Une #233;glise, une mairie, un fleuriste : chaque #233;l#233;ment se d#233;tachait nettement.

— Pourquoi ces militaires ? insista-t-elle.

Laurent r#233;pondit d’un ton distrait :

— C’est #224; cause de l’Oxyg#232;ne-15.

— De quoi ?

Il ne la regardait pas, ses doigts tapotaient la vitre.

— L’Oxyg#232;ne-15. Le traceur qu’on t’a inject#233; dans le sang pour l’exp#233;rience. C’est un produit radioactif.

— Charmant.

Laurent se tourna vers elle ; son expression s’effor#231;ait d’#234;tre rassurante mais ses pupilles trahissaient l’irritation :

— C’est sans danger.

— C’est parce que c’est sans danger qu’il y a tous ces gardes ?

— Ne fais pas l’idiote. En France, toute op#233;ration impliquant un mat#233;riau nucl#233;aire est supervis#233;e par le CEA. Le Commissariat #224; l’Energie Atomique. Et qui dit CEA, dit militaires, c’est tout. Eric est oblig#233; de travailler avec l’arm#233;e.

Anna laissa #233;chapper un ricanement. Laurent se raidit :

— Qu’est-ce qu’il y a ?

— Rien. Mais il a fallu que tu trouves le seul h#244;pital d’Ile-de-France o#249; il y a plus d’uniformes que de blouses blanches.

Il haussa les #233;paules et se concentra sur le paysage. La voiture filait d#233;j#224; sur l’autoroute, plongeant au fond de la vall#233;e de la Bi#232;vre. Des for#234;ts sombres, brun et rouge ; des descentes et des mont#233;es #224; perte de vue.

Les nuages #233;taient de retour ; au loin, une lumi#232;re blanche peinait #224; se frayer un chemin parmi les fum#233;es basses du ciel. Pourtant, il semblait qu’#224; tout moment le glacis du soleil allait prendre le dessus et enflammer le paysage.

Ils roul#232;rent durant plus d’un quart d’heure avant que Laurent reprenne :

— Tu dois faire confiance #224; Eric.

— Personne ne touchera #224; mon cerveau.

— Eric sait ce qu’il fait. C’est un des meilleurs neurologues d’Europe...

— Et un ami d’enfance. Tu me l’as r#233;p#233;t#233; mille fois.

— C’est une chance d’#234;tre suivie par lui. Tu...

— Je ne serai pas son cobaye.

— Son cobaye ? (Il d#233;tacha les syllabes.) Son-co-baye ? Mais de quoi tu parles ?

— Ackermann m’observe. Ma maladie l’int#233;resse, c’est tout. Ce type est un chercheur, pas un docteur.

Laurent soupira :

— Tu nages en plein d#233;lire. Vraiment, tu es...

— Cingl#233;e ? (Elle eut un rire sans joie, s’abattant comme un rideau de fer.) Ce n’est pas un scoop.

Cet #233;clat de gaiet#233;, lugubre, renfor#231;a la col#232;re de son mari :

— Alors quoi ? Tu vas attendre les bras crois#233;s que le mal gagne du terrain ?

— Personne ne dit que ma maladie va progresser.

Il s’agita sur son si#232;ge.

— C’est vrai. Excuse-moi. Je dis n’importe quoi.

Le silence emplit de nouveau l’habitacle.

Le paysage ressemblait de plus en plus #224; un feu d’herbes humides. Rouge#226;tre, renfrogn#233;, m#234;l#233; de brumes grises. Les bois s’#233;tendaient contre l’horizon, d’abord indistincts, puis, #224; mesure que la voiture se rapprochait, sous forme de griffes sanguines, de ciselures fines, d’arabesques noires...

De temps #224; autre, un village apparaissait, dardant un clocher de campagne. Puis un ch#226;teau d’eau, blanc, immacul#233;, vibrait dans la lumi#232;re fr#233;missante. Jamais on ne se serait cru #224; quelques kilom#232;tres de Paris.

Laurent lan#231;a sa derni#232;re fus#233;e de d#233;tresse :

— Promets-moi au moins d’effectuer de nouvelles analyses. Sans parler de la biopsie. Cela ne prendra que quelques jours.

— On verra.

— Je t’accompagnerai. J’y consacrerai le temps qu’il faudra. Nous sommes avec toi, tu comprends ?

Le « nous » d#233;plut #224; Anna : Laurent associait encore Ackermann #224; sa bienveillance. Elle #233;tait d#233;j#224; plus une patiente qu’une #233;pouse.

Tout #224; coup, au sommet de la colline de Meudon, Paris apparut dans un #233;clatement de lumi#232;re. Toute la ville, d#233;ployant ses toits infinis et blancs, se mit #224; briller #224; la mani#232;re d’un lac gel#233;, h#233;riss#233; de cristaux, d’ar#234;tes de givre, de mottes de neige, alors que les immeubles de la D#233;fense simulaient de hauts icebergs. Toute la cit#233; br#251;lait au contact du soleil, ruisselante de clart#233;.

Cet #233;blouissement les plongea dans une stupeur muette ; ils travers#232;rent le pont de S#232;vres puis sillonn#232;rent Boulogne-Billancourt, sans un mot.

Aux abords de la porte de Saint-Cloud, Laurent demanda :

— Je te d#233;pose #224; la maison ?

— Non. Au boulot.

— Tu m’avais dit que tu prendrais ta journ#233;e.

La voix s’#233;tait teint#233;e de reproche.

— Je pensais #234;tre plus fatigu#233;e, mentit Anna. Et je ne veux pas l#226;cher Clothilde. Le samedi, la boutique est prise d’assaut.

— Clothilde, la boutique..., r#233;p#233;ta-t-il sur un ton sarcastique.

— Eh bien ?

— Ce boulot, vraiment... Ce n’est pas digne de toi.

— De toi, tu veux dire.

Laurent ne r#233;pondit pas. Peut-#234;tre n’avait-il m#234;me pas entendu la derni#232;re phrase. Il tendait le cou pour voir ce qui se passait devant eux ; la circulation #233;tait au point mort sur le boulevard p#233;riph#233;rique.

D’un ton d’impatience, il ordonna au chauffeur de les « sortir de l#224; ». Nicolas comprit le message. Il extirpa de la bo#238;te #224; gants un gyrophare magn#233;tique, qu’il plaqua sur le toit de la voiture. Dans un hurlement de sir#232;ne, la Peugeot 607 se d#233;gagea du trafic et reprit de la vitesse.

Nicolas ne l#226;cha plus l’acc#233;l#233;rateur. Doigts crisp#233;s sur le dossier du si#232;ge avant, Laurent suivait chaque esquive, chaque coup de volant. Il ressemblait #224; un enfant concentr#233; devant un jeu vid#233;o. Anna #233;tait toujours #233;tonn#233;e de d#233;couvrir que, malgr#233; ses dipl#244;mes, malgr#233; son poste de directeur au Centre des #233;tudes et bilans du minist#232;re de l’Int#233;rieur, Laurent n’avait jamais oubli#233; l’excitation du terrain, l’emprise de la rue. « Pauvre flic », pensa-t-elle.

Porte Maillot, ils quitt#232;rent le boulevard p#233;riph#233;rique et s’engag#232;rent dans l’avenue des Ternes ; le chauffeur #233;teignit enfin sa sir#232;ne. Anna entrait dans son univers quotidien. La rue du Faubourg-Saint-Honor#233; et ses chatoiements de vitrines ; la salle Pleyel et ses longues baies, au premier #233;tage, o#249; s’agitaient des danseuses rectilignes ; les arcades d’acajou de la boutique Mariage Fr#232;res o#249; elle achetait ses th#233;s rares.

Avant d’ouvrir sa porti#232;re elle dit, reprenant la conversation l#224; o#249; la sir#232;ne l’avait interrompue :

— Ce n’est pas simplement un boulot, tu le sais. C’est ma fa#231;on de rester en contact avec le monde ext#233;rieur. De ne pas devenir totalement givr#233;e dans notre appartement.

Elle sortit de la voiture et se pencha encore vers lui :

— C’est #231;a ou l’asile, tu comprends ?

Ils #233;chang#232;rent un dernier regard et, le temps d’un cillement, ils furent de nouveau alli#233;s. Jamais elle n’aurait utilis#233; le mot « amour » pour d#233;signer leur relation. C’#233;tait une complicit#233;, un partage, en de#231;#224; du d#233;sir, des passions, des fluctuations impos#233;es par les jours et les humeurs. Des eaux calmes, oui, souterraines, qui se m#234;laient en profondeur. Ils se comprenaient alors entre les mots, entre les l#232;vres...

Tout #224; coup, elle reprit espoir. Laurent allait l’aider, l’aimer, la soutenir. L’ombre deviendrait ambre. Il demanda :

— Je passe te chercher ce soir ?

Elle fit « oui » de la t#234;te, lui souffla un baiser, puis se dirigea vers la Maison du Chocolat.