"L'empire des loups" - читать интересную книгу автора (Grangé Jean-Christophe)

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Le carillon de la porte tinta comme si elle #233;tait une cliente ordinaire. Ces seules notes famili#232;res la r#233;confort#232;rent. Elle s’#233;tait port#233;e candidate pour ce travail le mois pr#233;c#233;dent, apr#232;s avoir rep#233;r#233; l’annonce dans la vitrine : elle cherchait alors seulement #224; se distraire de ses obsessions. Mais elle avait trouv#233; beaucoup mieux ici.

Un refuge.

Un cercle qui conjurait ses angoisses.

Quatorze heures ; la boutique #233;tait d#233;serte. Clothilde avait sans doute profit#233; de l’accalmie pour se rendre #224; la r#233;serve ou au stock.

Anna traversa la salle. La boutique enti#232;re ressemblait #224; une bo#238;te de chocolats, oscillant entre le brun et l’or. Au centre, le comptoir principal tr#244;nait comme un orchestre align#233;, avec ses classiques noirs ou cr#232;me : carr#233;s, palets, bouch#233;es... A gauche, le bloc de marbre de la caisse supportait les « extras », les petits caprices qu’on cueillait #224; la derni#232;re seconde, au moment de payer. A droite, se d#233;ployaient les produits d#233;riv#233;s : p#226;tes de fruits, bonbons, nougats, comme autant de variations sur le m#234;me th#232;me. Au-dessus, sur les #233;tag#232;res, d’autres douceurs brillaient encore, envelopp#233;es dans des sachets de papier cristal, dont les reflets bris#233;s attisaient la gourmandise.

Anna remarqua que Clothilde avait achev#233; la vitrine de P#226;ques. Des paniers tress#233;s supportaient des #339;ufs et des poules de toutes tailles ; des maisons en chocolat, au toit en caramel, #233;taient surveill#233;es par des petits cochons en p#226;te d’amandes ; des poussins jouaient #224; la balan#231;oire, dans un ciel de jonquilles en papier.

— T’es l#224; ? Super. Les assortiments viennent d’arriver.

Clothilde jaillit du monte-charge, au fond de la salle, actionn#233; par une roue et un treuil #224; l’ancienne, qui permettait de hisser directement les caisses depuis le parking du square du Roule. Elle bondit de la plateforme, enjamba les bo#238;tes empil#233;es et se dressa devant Anna, radieuse et essouffl#233;e.

Clothilde #233;tait devenue en quelques semaines un de ses rep#232;res protecteurs. Vingt-huit ans, un petit nez rose, des m#232;ches blond ch#226;tain voletant devant les yeux. Elle avait deux enfants, un mari « dans la banque », une maison #224; cr#233;dit et un destin trac#233; #224; l’#233;querre. Elle #233;voluait dans une certitude de bonheur qui d#233;concertait Anna. Vivre aupr#232;s de cette jeune femme #233;tait #224; la fois rassurant et irritant. Elle ne pouvait croire une seconde #224; ce tableau sans faille ni surprise. Il y avait dans ce credo une sorte d’obstination, de mensonge assum#233;. De toute fa#231;on, un tel mirage lui #233;tait inaccessible : #224; trente et un ans, Anna n’avait pas d’enfant et avait toujours v#233;cu dans le malaise, l’incertitude, la crainte du futur.

— C’est l’enfer, aujourd’hui. #199;a n’arr#234;te pas.

Clothilde saisit un carton et se dirigea vers la r#233;serve, au fond du magasin. Anna passa son ch#226;le sur l’#233;paule et l’imita. Le samedi #233;tait un tel jour d’affluence qu’elles devaient profiter du moindre r#233;pit pour garnir de nouveaux plateaux.

Elles p#233;n#233;tr#232;rent dans la remise, une pi#232;ce aveugle de dix m#232;tres carr#233;s. Des amas de conditionnements et des planches de papier-bulles obstruaient d#233;j#224; l’espace.

Clothilde d#233;posa sa bo#238;te et #233;carta ses cheveux d’un souffle, en avan#231;ant sa l#232;vre inf#233;rieure :

— Je t’ai m#234;me pas demand#233; : comment #231;a s’est pass#233; ?

— Ils m’ont fait des examens toute la matin#233;e. Le m#233;decin a parl#233; d’une l#233;sion.

— Une l#233;sion ?

— Une zone morte dans mon cerveau. La r#233;gion o#249; on reconna#238;t les visages.

— C’est dingue. #199;a se soigne ?

Anna posa son chargement et r#233;p#233;ta machinalement les paroles d’Ackermann :

— Je vais suivre un traitement, oui. Des exercices de m#233;moire, des m#233;dicaments pour d#233;placer cette fonction dans une autre partie de mon cerveau. Une partie saine.

— G#233;nial !

Clothilde arborait un sourire de liesse, comme si elle venait d’apprendre la r#233;mission compl#232;te d’Anna. Ses expressions #233;taient rarement adapt#233;es aux situations et trahissaient une indiff#233;rence profonde. En r#233;alit#233;, Clothilde #233;tait imperm#233;able au malheur des autres. Le chagrin, l’angoisse, l’incertitude glissaient sur elle comme des gouttes d’huile sur une toile cir#233;e. Pourtant, #224; cet instant, elle parut saisir sa gaffe.

La sonnette de la porte vint #224; son secours.

— J’y vais, dit-elle en tournant les talons. Installe-toi, je reviens.

Anna #233;carta quelques cartons et s’assit sur un tabouret. Elle commen#231;a #224; disposer sur un plateau des Rom#233;o – des carr#233;s de mousse au caf#233; frais. La pi#232;ce #233;tait d#233;j#224; satur#233;e par les effluves ent#234;tants du chocolat. En fin de journ#233;e, leurs v#234;tements, leur sueur m#234;me exhalaient cette odeur, leur salive #233;tait charg#233;e de sucre. On racontait que les serveurs de bar #233;taient saouls #224; force de respirer les vapeurs d’alcool. Les marchandes de chocolat engraissaient-elles #224; force de c#244;toyer des friandises ?

Anna n’avait pas pris un gramme. En r#233;alit#233;, elle ne prenait jamais un gramme. Elle mangeait comme on se purge et la nourriture elle-m#234;me semblait se m#233;fier d’elle. Les glucides, les lipides et autres fibres passaient leur chemin #224; son contact...

Elle alignait les chocolats, et les paroles d’Ackermann lui revinrent #224; l’esprit. Une l#233;sion. Une maladie. Une biopsie. Non : jamais elle ne se laisserait charcuter. Et surtout pas par ce type, avec ses gestes froids et son regard d’insecte.

D’ailleurs, elle ne croyait pas #224; son diagnostic.

Elle ne pouvait y croire.

Pour la simple raison qu’elle ne lui avait pas dit le tiers du quart de la v#233;rit#233;.

Depuis le mois de f#233;vrier, ses crises #233;taient beaucoup plus fr#233;quentes qu’elle ne l’avait avou#233;. Ses absences la surprenaient maintenant #224; tout moment, dans n’importe quel contexte. Un d#238;ner chez des amis ; une visite chez le coiffeur ; un achat dans un magasin. Anna se retrouvait soudain entour#233;e d’inconnus, de visages sans nom, au c#339;ur de l’environnement le plus familier.

La nature m#234;me de ces alt#233;rations avait #233;volu#233;.

Il ne s’agissait plus seulement de trous de m#233;moire, de plages opaques, mais aussi d’hallucinations terrifiantes. Les visages se troublaient, tremblaient, se d#233;formaient sous ses yeux. Les expressions, les regards se mettaient #224; osciller, #224; flotter, comme au fond de l’eau.

Parfois, elle aurait pu croire #224; des figures de cire br#251;lante : elles fondaient et s’enfon#231;aient en elles-m#234;mes, donnant naissance #224; des grimaces d#233;moniaques. D’autres fois, les traits vibraient, tr#233;pidaient, jusqu’#224; se superposer en plusieurs expressions simultan#233;es. Un cri. Un rire. Un baiser. Tout cela agglutin#233; en une m#234;me physionomie. Un cauchemar.

Dans la rue, Anna marchait les yeux baiss#233;s. Dans les soir#233;es, elle parlait sans regarder son interlocuteur. Elle devenait un #234;tre fuyant, tremblant, apeur#233;. Les « autres » ne lui renvoyaient plus que l’image de sa propre folie. Un miroir de terreur.

A propos de Laurent, elle n’avait pas non plus d#233;crit avec exactitude ses sensations. En v#233;rit#233;, son trouble n’#233;tait jamais clos, jamais totalement r#233;solu apr#232;s une crise. Elle en conservait toujours une trace, un sillage de peur. Comme si elle ne reconnaissait pas tout #224; fait son mari ; comme si une voix lui murmurait. « C’est lui, mais ce n’est pas lui. »

Son impression profonde #233;tait que les traits de Laurent avaient chang#233;, qu’ils avaient #233;t#233; modifi#233;s par une op#233;ration de chirurgie esth#233;tique.

Absurde.

Ce d#233;lire avait un contrepoint plus absurde encore. Alors m#234;me que son mari lui apparaissait comme un #233;tranger, un client de la boutique #233;veillait en elle une r#233;miniscence famili#232;re, lancinante. Elle #233;tait certaine de l’avoir d#233;j#224; vu quelque part... Elle n’aurait su dire ni o#249; ni quand, mais sa m#233;moire s’allumait en sa pr#233;sence ; un vrai fr#233;missement #233;lectrostatique. Pourtant, jamais l’#233;tincelle ne donnait naissance #224; un souvenir pr#233;cis.

L’homme venait une ou deux fois par semaine et achetait toujours les m#234;mes chocolats : des Jikola. Des carr#233;s fourr#233;s #224; la p#226;te d’amandes, proches des friandises orientales. Il s’exprimait d’ailleurs avec un l#233;ger accent – peut-#234;tre arabe. #194;g#233; d’une quarantaine d’ann#233;es, il #233;tait toujours v#234;tu de la m#234;me mani#232;re, un jean et une veste en velours #233;lim#233;, boutonn#233;e jusqu’au col, #224; la mani#232;re d’un #233;ternel #233;tudiant. Anna et Clothilde l’avaient surnomm#233; « Monsieur Velours ».

Chaque jour, elles attendaient sa visite. C’#233;tait leur suspense, leur #233;nigme, #233;gayant la succession des heures #224; la boutique. Souvent, elles se perdaient en hypoth#232;ses. L’homme #233;tait un ami d’enfance d’Anna ; ou un ancien flirt ; ou au contraire un dragueur furtif, qui avait #233;chang#233; avec elle quelques regards dans un cocktail...

Anna savait maintenant que la v#233;rit#233; #233;tait plus simple. Cette r#233;miniscence n’#233;tait qu’une des formes de ses hallucinations, provoqu#233;e par sa l#233;sion. Elle ne devait plus s’attarder sur ce qu’elle voyait, sur ce qu’elle ressentait face aux visages puisqu’elle ne poss#233;dait plus un syst#232;me coh#233;rent de r#233;f#233;rences.

La porte de la r#233;serve s’ouvrit. Anna sursauta – elle s’aper#231;ut que les chocolats #233;taient en train de fondre entre ses doigts serr#233;s. Clothilde apparut dans l’encadrement de la porte. Elle siffla entre ses m#232;ches : « Il est l#224;. »

Monsieur Velours se tenait d#233;j#224; pr#232;s des Jikola.

— Bonjour, s’empressa Anna. Qu’est-ce que vous d#233;sirez ?

— Deux cents grammes, comme d’habitude.

Elle se glissa derri#232;re le comptoir central, attrapa une pince, un sachet de papier cristal, puis commen#231;a #224; placer les pi#232;ces de chocolat. En m#234;me temps, elle coula un regard vers l’homme, #224; travers ses cils baiss#233;s. Elle aper#231;ut d’abord ses grosses chaussures, en cuir retourn#233;, puis le jean trop long, qui plissait comme un accord#233;on, et enfin la veste de velours, couleur safran, o#249; l’usure dessinait des plages sans c#244;te d’un orange lustr#233;.

Enfin, elle se risqua #224; scruter son visage.

C’#233;tait une t#234;te rude, carr#233;e, encadr#233;e de cheveux hirsutes et ch#226;tains. Plut#244;t un visage de paysan qu’un faci#232;s raffin#233; d’#233;tudiant. Ses sourcils #233;taient fronc#233;s, en une expression de contrari#233;t#233;, ou m#234;me de col#232;re rentr#233;e.

Pourtant, Anna l’avait d#233;j#224; remarqu#233;, quand ses paupi#232;res s’ouvraient, elles r#233;v#233;laient de longs cils de fille et des iris mauves, aux contours noir dor#233; ; le dos d’un bourdon survolant un champ de violettes sombres. O#249; avait-elle d#233;j#224; vu ce regard ?

Elle posa le sachet sur la balance.

— Onze euros, s’il vous pla#238;t.

L’homme paya, attrapa ses chocolats et tourna les talons. La seconde d’apr#232;s, il #233;tait dehors.

Malgr#233; elle, Anna le suivit jusqu’au seuil ; Clothilde la rejoignit. Elles regard#232;rent la silhouette traverser la rue du Faubourg-Saint-Honor#233; puis s’enfouir dans une limousine noire aux vitres fum#233;es, portant une immatriculation #233;trang#232;re.

Elles rest#232;rent plant#233;es l#224;, sur le perron, comme deux sauterelles dans la lumi#232;re du soleil.

— Alors ? demanda enfin Clothilde. Qui c’est ? Tu ne sais toujours pas ?

La voiture disparut dans la circulation. En guise de r#233;ponse, Anna murmura :

— T’as une clope ?

Clothilde tira de sa poche de pantalon un paquet froiss#233; de Marlboro Light. Anna inhala sa premi#232;re bouff#233;e, retrouvant l’apaisement du matin, dans la cour de l’h#244;pital. Clothilde d#233;clara d’un ton sceptique :

— Y a quelque chose qui colle pas, dans ton histoire.

Anna se tourna, coude en l’air, cigarette dress#233;e comme une arme.

— Quoi ?

— Admettons que tu aies connu ce mec et qu’il ait chang#233;. Okay.

— Eh bien ?

Clothilde retroussa ses l#232;vres, produisant un son de canette d#233;capsul#233;e :

— Pourquoi, lui, il ne te reconna#238;t pas ?

Anna regarda les voitures filer sous le ciel terne, les gouaches de lumi#232;re z#233;brer leurs carrosseries. Au-del#224;, elle vit la devanture de bois de Mariage Fr#232;res, les vitraux froids du restaurant La Mar#233;e et son voiturier placide qui ne cessait de l’observer.

Ses mots se fondirent dans la fum#233;e bleut#233;e :

— Folle. Je deviens folle.