"L'empire des loups" - читать интересную книгу автора (Grangé Jean-Christophe)5Une fois par semaine, Laurent retrouvait les m#234;mes « camarades » pour le d#238;ner. C’#233;tait un rituel infaillible, une sorte de c#233;r#233;monial. Ces hommes n’#233;taient pas des amis d’enfance ni les membres d’un cercle particulier. Ils ne partageaient aucune passion commune. Ils appartenaient simplement #224; la m#234;me corporation : ils #233;taient flics. Ils s’#233;taient connus #224; des #233;chelons divers et #233;taient aujourd’hui parvenus, chacun dans son domaine, au sommet de la pyramide. Anna, comme les autres #233;pouses, #233;tait rigoureusement exclue de ces rencontres ; et lorsque le d#238;ner se d#233;roulait dans leur appartement de l’avenue Hoche, elle #233;tait pri#233;e d’aller au cin#233;ma. Pourtant, trois semaines plus t#244;t, Laurent lui avait propos#233; de se joindre #224; la r#233;union suivante. Elle avait d’abord refus#233;, d’autant plus que son mari avait ajout#233;, de son ton de garde-malade : « Tu verras, #231;a te distraira. » Puis elle s’#233;tait ravis#233;e ; elle #233;tait finalement assez curieuse de rencontrer des coll#232;gues de Laurent, d’observer d’autres profils de hauts fonctionnaires. Apr#232;s tout, elle ne connaissait qu’un seul mod#232;le : le sien. Elle n’avait pas regrett#233; sa d#233;cision. Lors de cette soir#233;e, elle avait d#233;couvert des hommes durs mais passionnants, qui s’exprimaient entre eux sans tabou ni r#233;serve. Elle s’#233;tait sentie comme une reine dans ce groupe, seule femme #224; bord, aupr#232;s de laquelle ces policiers rivalisaient d’anecdotes, de faits d’armes, de r#233;v#233;lations. Depuis ce premier soir, elle participait #224; chaque d#238;ner et avait appris #224; mieux les conna#238;tre. A rep#233;rer leurs tics, leurs atouts – et aussi leurs obsessions. Ces d#238;ners offraient une vraie photographie du monde de la police. Un monde en noir et blanc, un univers de violence et de certitudes, #224; la fois caricatural et fascinant. Les participants #233;taient toujours les m#234;mes, #224; quelques exceptions pr#232;s. Le plus souvent, c’#233;tait Alain Lacroux qui dirigeait les conversations. Grand, maigre, vertical, la cinquantaine exub#233;rante, il ponctuait chaque fin de phrase d’un coup de fourchette ou d’un dodelinement de la t#234;te. M#234;me l’inflexion de son accent m#233;ridional participait #224; cet art de la finition, du cis#232;lement. Tout en lui chantait, ondulait, souriait – nul n’aurait pu soup#231;onner ses responsabilit#233;s r#233;elles : il dirigeait la sous-direction des Affaires criminelles de Paris. Pierre Caracilli #233;tait son oppos#233;. Petit, trapu, sombre, il bougonnait en permanence, d’une voix lente qui poss#233;dait des vertus presque hypnotiques. C’#233;tait cette voix qui avait endormi les m#233;fiances, extirp#233; des aveux aux criminels les plus endurcis. Caracilli #233;tait corse. Il occupait un poste important #224; la Direction de la Surveillance du Territoire (DST). Jean-Fran#231;ois Gaudemer n’#233;tait ni vertical, ni horizontal : c’#233;tait un roc compact, ramass#233;, t#234;tu. A l’ombre d’un front haut et d#233;garni, ses yeux #233;taient anim#233;s d’une noirceur o#249; semblaient couver des orages. Anna tendait toujours l’oreille lorsqu’il parlait. Ses propos #233;taient cyniques, ses histoires effrayantes, mais face #224; lui, on #233;prouvait une sorte de reconnaissance ; le sentiment ambigu qu’un voile se levait sur la trame cach#233;e du monde. Il #233;tait le patron de l’OCTRIS (Office Central de R#233;pression du Trafic Illicite des Stup#233;fiants). L’homme de la drogue en France. Mais le pr#233;f#233;r#233; d’Anna #233;tait Philippe Charlier. Un colosse d’un m#232;tre quatre-vingt-dix, qui craquait dans ses costumes de prix. Surnomm#233; le « G#233;ant Vert » par ses coll#232;gues, il avait une t#234;te de boxeur, large comme une pierre, cadr#233;e par une moustache et une tignasse poivre et sel. Il parlait trop fort, riait comme un moteur #224; explosion, et enr#244;lait de force son interlocuteur dans ses histoires dr#244;les, en le prenant par l’#233;paule. Pour le comprendre, il fallait un vrai lexique, tendance salace. Il disait « un os dans le slip » pour « #233;rection », d#233;crivait ses cheveux cr#233;pus comme des « poils de couilles » ; et lorsqu’il #233;voquait ses vacances #224; Bangkok, il r#233;sumait : « Emmener sa femme en Tha#239;lande, c’est comme emporter sa bi#232;re #224; Munich. » Anna le trouvait vulgaire, inqui#233;tant, mais irr#233;sistible. Il #233;manait de lui une puissance bestiale, quelque chose d’intens#233;ment « flic ». On ne l’imaginait pas ailleurs que dans un bureau mal #233;clair#233;, arrachant des confessions aux suspects. Ou sur le terrain, #224; diriger des hommes arm#233;s de fusils d’assaut. Laurent lui avait r#233;v#233;l#233; que Charlier avait abattu de sang-froid au moins cinq hommes au cours de sa carri#232;re. Son terrain de man#339;uvre #233;tait le terrorisme. DST, DGSE, DNAT : quelles que soient les initiales sous lesquelles il s’#233;tait battu, il avait toujours men#233; la m#234;me guerre. Vingt-cinq ans d’op#233;rations clandestines, de coups de force. Quand Anna demandait plus de d#233;tails, Laurent balayait la r#233;ponse d’un geste : « Ce ne serait qu’une partie infime de l’iceberg. » Ce soir-l#224;, le d#238;ner se d#233;roulait justement chez lui, avenue de Breteuil. Un appartement haussmannien, aux parquets vernis, rempli d’objets coloniaux. Par curiosit#233;, Anna avait furet#233; dans les pi#232;ces accessibles : pas la moindre trace d’une pr#233;sence f#233;minine ; Charlier #233;tait un c#233;libataire endurci. Il #233;tait 23 heures. Les convives #233;taient vautr#233;s dans la position nonchalante d’une fin de repas, aur#233;ol#233;s par la fum#233;e de leur cigare. En ce mois de mars 2002, quelques semaines avant les #233;lections pr#233;sidentielles, chacun rivalisait de pr#233;visions, d’hypoth#232;ses, imaginant les changements qui surviendraient au sein du minist#232;re de l’Int#233;rieur selon le candidat #233;lu. Ils semblaient tous pr#234;ts pour une bataille majeure, sans #234;tre certains d’y participer. Philippe Charlier, assis pr#232;s d’Anna, lui souffla en apart#233; : — Ils nous emmerdent avec leurs histoires de flics. Tu connais celle du Suisse ? Anna sourit : — Tu me l’as racont#233;e samedi dernier. — Et celle de la Portugaise ? — Non. Charlier planta ses deux coudes sur la table : — C’est une Portugaise qui s’appr#234;te #224; descendre une piste de ski. Lunettes baiss#233;es, genoux fl#233;chis, b#226;tons relev#233;s. Un skieur arrive #224; sa hauteur et lui demande avec un large sourire : « Tout schuss ? » La Portugaise lui r#233;pond : « Ch’peux pas. Ch’ai les l#232;vres cherc#233;es. » Elle mit une seconde #224; comprendre puis #233;clata de rire. Les blagues du policier ne d#233;passaient jamais la hauteur de la braguette mais elles avaient le m#233;rite d’#234;tre in#233;dites. Elle riait encore quand le visage de Charlier se troubla. D’un coup, ses traits perdirent en nettet#233; ; ils ondul#232;rent, litt#233;ralement, au sein de sa figure. Anna d#233;tourna les yeux et tomba sur les autres convives. Leurs traits tremblaient eux aussi, se d#233;saxaient, formant une vague d’expressions contradictoires, monstrueuses, m#234;lant les chairs, les rictus, les hurlements... Un spasme la souleva. Elle se mit #224; respirer par la bouche. — #199;a ne va pas ? s’inqui#233;ta Charlier. — Je... J’ai chaud. Je vais me rafra#238;chir. — Tu veux que je te montre ? Elle posa la main sur son #233;paule et se leva : — #199;a va. Je vais trouver. Elle longea le mur, s’appuyant sur l’angle de la chemin#233;e, butant contre une table roulante, provoquant une vague de cliquetis... Depuis le seuil, elle lan#231;a un regard derri#232;re elle : la mer des masques se levait toujours. Une sarabande de cris, de rides en fusion, de chairs troubl#233;es qui jaillissaient pour la poursuivre. Elle franchit la porte en retenant un hurlement. Le vestibule n’#233;tait pas #233;clair#233;. Les manteaux accroch#233;s dessinaient des formes inqui#233;tantes, des portes entrouvertes r#233;v#233;laient des rais d’obscurit#233;. Anna s’arr#234;ta face #224; un miroir cern#233; d’or vieilli. Elle contempla son image : une p#226;leur de papier v#233;lin, une phosphorescence de spectre. Elle saisit ses #233;paules qui tremblaient sous son pull de laine noire. Soudain, dans la glace, un homme appara#238;t derri#232;re elle. Elle ne le conna#238;t pas ; il n’#233;tait pas au d#238;ner. Elle se retourne pour lui faire face. Qui est-il ? Par o#249; est-il arriv#233; ? Sa physionomie est mena#231;ante ; quelque chose de tordu, de d#233;figur#233; plane sur son visage. Ses mains brillent dans l’ombre comme deux armes blanches... Anna recule, s’enfonce parmi les manteaux suspendus. L’homme s’avance. Elle entend les autres qui parlent dans la pi#232;ce voisine ; elle veut crier, mais sa gorge est comme tapiss#233;e de coton en flammes. Le visage n’est plus qu’#224; quelques centim#232;tres. Un reflet de la psych#233; lui passe dans les yeux, un signal d’or #233;clabousse ses prunelles... — Tu veux qu’on s’en aille maintenant ? Anna #233;touffa un g#233;missement : c’#233;tait la voix de Laurent. Aussit#244;t, le visage retrouva son apparence famili#232;re. Elle sentit deux mains la soutenir et comprit qu’elle s’#233;tait #233;vanouie. — Bon sang, demanda Laurent, qu’est-ce que tu as ? — Mon manteau. Donne-moi mon manteau, ordonna-t-elle en se lib#233;rant de ses bras. Le malaise ne se dissipait pas. Elle ne reconnaissait pas compl#232;tement son #233;poux. Une conviction l’habitait encore : oui, ses traits #233;taient transform#233;s, c’#233;tait un visage modifi#233;, qui poss#233;dait un secret, une zone opaque... Laurent lui tendit son duffle-coat. Il tremblait. Il avait sans doute peur pour elle, mais aussi pour lui. Il craignait que ses compagnons ne saisissent la situation : un des plus hauts responsables du minist#232;re de l’Int#233;rieur avait une #233;pouse cingl#233;e. Elle se glissa dans son manteau et savoura le contact de la doublure. Elle aurait voulu s’y enfouir pour toujours et dispara#238;tre... Des #233;clats de rire r#233;sonnaient dans le salon. — Je vais leur dire au revoir pour nous deux. Elle entendit des intonations de reproche, puis de nouveaux rires. Anna lan#231;a un dernier coup d’#339;il dans le miroir. Un jour, bient#244;t, elle se demanderait face #224; cette silhouette : « Qui est-ce ? » Laurent r#233;apparut. Elle murmura : — Emm#232;ne-moi. Je veux rentrer. Je veux dormir. |
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