"L'empire des loups" - читать интересную книгу автора (Grangé Jean-Christophe)

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Mais le mal la poursuivait dans son sommeil. Depuis l’apparition de ses crises, Anna faisait toujours le m#234;me r#234;ve. Des images en noir et blanc qui d#233;filaient #224; une cadence incertaine, comme dans un film muet.

La sc#232;ne #233;tait chaque fois identique : des paysans #224; l’air affam#233; attendaient, de nuit, sur le quai d’une gare ; un train de marchandises arrivait, dans un flot de vapeur. Une paroi s’ouvrait. Un homme, coiff#233; d’une casquette, apparaissait et se penchait pour saisir un drapeau qu’on lui tendait ; l’#233;tendard portait un sigle #233;trange : quatre lunes dispos#233;es en #233;toile cardinale.

L’homme se redressait alors, haussant ses sourcils tr#232;s noirs. Il haranguait la foule, faisant virevolter sa banderole dans le vent, mais on n’entendait pas ses paroles. A la place, une sorte de toile sonore s’#233;levait : un murmure atroce, compos#233; de soupirs et de sanglots d’enfants.

Le chuchotement d’Anna se m#234;lait alors au ch#339;ur d#233;chirant. Elle s’adressait aux jeunes voix : « O#249; #234;tes-vous ? », « Pourquoi pleurez-vous ? »

En guise de r#233;ponse, le vent se levait sur le quai de la gare. Les quatre lunes, sur le drapeau, se mettaient #224; scintiller comme du phosphore. La sc#232;ne basculait dans le cauchemar pur. Le manteau de l’homme s’entrouvrait, r#233;v#233;lant une cage thoracique nue, ouverte, vid#233;e ; puis une bourrasque #233;miettait son visage. Les chairs s’effritaient, comme des cendres, #224; partir des oreilles, d#233;couvrant des muscles saillants et noirs... .

Anna se r#233;veilla en sursaut.

Les yeux ouverts dans l’obscurit#233;, elle ne reconnut rien. Ni la chambre. Ni le lit. Ni le corps qui dormait #224; ses c#244;t#233;s. Il lui fallut quelques secondes pour se familiariser avec ces formes #233;trang#232;res. Elle s’adossa au mur et s’essuya le visage, couvert de sueur.

Pourquoi ce r#234;ve revenait-il encore ? Quel #233;tait le lien avec sa maladie ? Elle #233;tait certaine qu’il s’agissait d’un autre versant du mal ; un #233;cho myst#233;rieux, un contrepoint inexplicable #224; sa d#233;gradation mentale. Elle appela dans la nuit :

— Laurent ?

Dos tourn#233;, son mari ne bougea pas. Anna attrapa son #233;paule :

— Laurent, tu dors ?

Il y eut un mouvement vague, des froissements de draps. Puis elle vit son profil se d#233;couper dans les t#233;n#232;bres. Elle insista, #224; voix basse :

— Tu dors ?

— Plus maintenant.

— Je... Je peux te poser une question ?

Il se souleva #224; demi et cala sa t#234;te dans les oreillers :

— J’#233;coute.

Anna baissa d’un ton – les sanglots du r#234;ve r#233;sonnaient encore sous son cr#226;ne :

— Pourquoi... (Elle h#233;sita.) Pourquoi nous n’avons pas d’enfant ?

Durant une seconde, rien ne bougea. Puis Laurent #233;carta les draps et s’assit au bord du lit, lui tournant de nouveau le dos. Le silence semblait tout #224; coup charg#233; de tension, d’hostilit#233;.

Il se frotta le visage, avant de pr#233;venir :

— On va retourner voir Ackermann.

— Quoi ?

— Je vais lui t#233;l#233;phoner. On va prendre rendez-vous #224; l’h#244;pital.

— Pourquoi tu dis #231;a ?

Il jeta par-dessus son #233;paule :

— Tu as menti. Tu nous as racont#233; que tu ne souffrais pas d’autres troubles de la m#233;moire. Qu’il n’y avait que ce probl#232;me avec les visages.

Anna comprit qu’elle venait de commettre une gaffe ; sa question r#233;v#233;lait un nouvel ab#238;me dans sa t#234;te. Elle ne voyait que la nuque de Laurent, ses boucles vagues, son dos #233;troit, mais elle devinait son abattement, sa col#232;re aussi.

— Qu’est-ce que j’ai dit ? risqua-t-elle.

Laurent pivota de quelques degr#233;s :

— Tu n’as jamais voulu d’enfant. C’#233;tait ta condition pour m’#233;pouser. (Il monta le ton, dressant sa main gauche.) M#234;me le soir de notre mariage, tu m’as fait jurer que je ne te demanderais jamais #231;a. Tu perds la boule, Anna. Il faut r#233;agir. Il faut faire ces examens. Comprendre ce qui se passe. On doit stopper #231;a ! Merde !

Anna se blottit #224; l’autre bout du lit :

— Donne-moi encore quelques jours. Il doit y avoir une autre solution.

— Quelle solution ?

— Je ne sais pas. Quelques jours. S’il te pla#238;t.

Il s’allongea de nouveau et s’enfouit la t#234;te sous les draps :

— J’appellerai Ackerman mercredi prochain.

Inutile de le remercier : Anna ne savait m#234;me pas pourquoi elle avait demand#233; un sursis. A quoi bon nier l’#233;vidence ? Le mal #233;tait en train de gagner, neurone apr#232;s neurone, chaque r#233;gion de son cerveau.

Elle se glissa sous les couvertures, mais #224; bonne distance de Laurent, et r#233;fl#233;chit #224; cette #233;nigme des enfants. Pourquoi avait-elle exig#233; un tel serment ? Quelles #233;taient ses motivations #224; l’#233;poque ? Elle n’avait aucune r#233;ponse. Sa propre personnalit#233; lui devenait #233;trang#232;re.

Elle remonta jusqu’#224; son mariage. Il y avait huit ans. Elle #233;tait alors #226;g#233;e de vingt-trois ans. De quoi se souvenait-elle au juste ?

Un manoir #224; Saint-Paul-de-Vence, des palmiers, des #233;tendues de gazon jaunies par le soleil, des rires d’enfants. Elle ferma les yeux, cherchant #224; retrouver les sensations. Une ronde s’allongeant en ombres chinoises sur la surface d’une pelouse. Elle voyait aussi des tresses de fleurs, des mains blanches...

Soudain, une #233;charpe de tulle flotta dans sa m#233;moire ; le tissu virevolta devant ses yeux, troublant la ronde, tamisant le vert de l’herbe, accrochant la lumi#232;re dans ses mouvements fantasques.

L’#233;toffe se rapprocha, au point qu’elle put sentir sa trame sur son visage, puis s’enroula autour de ses l#232;vres. Anna ouvrit la bouche dans un rire mais les mailles s’enfonc#232;rent dans sa gorge. Elle haleta, le voile se plaqua violemment sur son palais. Ce n’#233;tait plus du tulle : c’#233;tait de la gaze.

De la gaze chirurgicale, qui l’asphyxiait.

Elle hurla dans la nuit ; son cri ne produisit aucun son. Elle ouvrit les yeux : elle s’#233;tait endormie. Sa bouche s’#233;crasait dans l’oreiller.

Quand tout cela finirait-il ? Elle se redressa et sentit encore la sueur sur sa peau. C’#233;tait ce voile visqueux qui avait provoqu#233; la sensation d’#233;touffement.

Elle se leva et se dirigea vers la salle de bains, qui jouxtait la chambre. A t#226;tons, elle trouva l’embrasure et referma la porte avant d’allumer. Elle appuya sur le commutateur puis pivota vers le miroir, au-dessus du lavabo.

Son visage #233;tait couvert de sang.

Des tra#238;n#233;es rouges s’#233;talaient sur son front ; des cro#251;tes se nichaient sous ses yeux, pr#232;s des narines, autour des l#232;vres. Elle crut d’abord qu’elle s’#233;tait bless#233;e. Puis elle s’approcha de la glace : elle avait simplement saign#233; du nez. En voulant s’essuyer dans l’obscurit#233;, elle s’#233;tait barbouill#233;e avec son propre sang. Son sweat-shirt en #233;tait tremp#233;.

Elle ouvrit le robinet d’eau froide et tendit ses mains, inondant l’#233;vier d’un tourbillon ros#226;tre. Une conviction l’envahit : ce sang incarnait une v#233;rit#233; qui tentait de s’extirper de sa chair. Un secret que sa conscience refusait de reconna#238;tre, de formaliser, et qui s’#233;chappait en flux organiques de son corps.

Elle plongea son visage sous le jet de fra#238;cheur, m#234;lant ses sanglots aux tresses translucides. Elle ne cessait de chuchoter #224; l’eau bruissante :

— Mais qu’est-ce que j’ai ? Qu’est-ce que j’ai ?