"L’Idiot. Tome I" - читать интересную книгу автора (Dostoïevski Fedor Mikhaïlovitch)

V

La générale était fière de son origine. Quel ne fut pas son désappointement lorsqu’elle apprit, à brûle-pourpoint et sans aucune préparation, que le dernier rejeton des princes Muichkine, dont elle avait déjà entendu vaguement parler, n’était qu’un pauvre idiot et presque un miséreux réduit à l’aumône. Le général avait ménagé les effets, afin d’intéresser son épouse et de créer une diversion à la faveur de laquelle il esquiverait discrètement une question au sujet du collier de perles.

Dans les cas particulièrement graves la générale avait l’habitude d’ouvrir de grands yeux, de fixer ses regards dans le vide et de rejeter un peu le buste en arrière sans proférer une parole. C’était une femme grande et maigre, du même âge que son mari; sa chevelure épaisse et foncée grisonnait fortement; son nez était légèrement aquilin; ses joues étaient jaunes et creuses, ses lèvres minces et pincées. Son front était haut mais étroit. Ses yeux gris et assez grands prenaient par moment l’expression la plus inattendue. Ayant eu jadis la faiblesse de croire que son regard produisait un effet extraordinaire, elle avait toujours persisté dans cette conviction.

– Le recevoir? Vous voulez que je le reçoive maintenant, sur-le-champ? dit la générale en fixant de toute l’intensité de ce regard Ivan Fiodorovitch qui allait et venait devant elle.

– Oh! il n’y a aucune cérémonie à faire avec lui, si seulement, ma chère, tu veux bien le recevoir, s’empressa d’expliquer le général. C’est un véritable enfant, et qui fait même pitié. Il est malade et sujet à certains accès. Arrivé de Suisse aujourd’hui même, il est venu ici en descendant du train. Son accoutrement est étrange; on dirait celui d’un Allemand. Comme il n’a littéralement pas un kopek en poche et que les larmes lui viennent presque aux yeux, je lui ai donné vingt-cinq roubles. Je tâcherai de lui trouver une place dans notre chancellerie. Quant à vous, mesdames, je vous prie de le restaurer un peu, car il a l’air affamé.

– Vous m’étonnez, fit la générale en fixant toujours son mari. Vous dites qu’il est affamé et qu’il est sujet à des accès. Des accès de quoi?

– Oh, ces accès ne sont pas très fréquents! D’ailleurs, tout en étant presque un enfant, il ne manque pas d’instruction.

Puis le général se tourna vers ses filles:

– Je voulais vous prier, mesdames, de lui faire subir un examen. Il serait bon de savoir de quoi il est capable.

– Lui faire subir un examen? répéta la générale en scandant les syllabes et en dirigeant un regard de profonde surprise tantôt sur son mari, tantôt sur ses filles.

– Ah! ma chère, ne donne pas à cela une pareille importance! Du reste il en sera comme tu voudras. J’avais l’intention de lui témoigner de l’affabilité et de l’introduire chez nous, car c’est presque un acte de charité.

– L’introduire chez nous? venant de Suisse?

– La Suisse n’a rien à voir ici; au surplus, je le répète, il en sera comme tu voudras. J’ai agi ainsi d’abord parce qu’il porte le même nom de famille que toi et qu’il est peut-être ton parent; ensuite parce qu’il ne sait pas même où reposer sa tête. J’avais même pensé que tu lui porterais quelque intérêt, puisque après tout c’est un membre de notre famille.

– Bien sûr, maman, puisqu’on peut le recevoir sans cérémonie, dit l’aînée des filles, Alexandra. Après un long voyage il doit avoir faim; pourquoi ne pas lui donner à manger, s’il ne sait où aller?

– Et puis, s’il est vraiment comme un enfant, on pourra jouer à colin-maillard avec lui.

– Jouer à colin-maillard? comment cela?

– Ah, maman, cessez de faire des manières, je vous en prie! interrompit Aglaé sur un ton d’énervement.

Adélaïde, la sœur puînée, qui était d’humeur enjouée, n’y tint plus et se mit à rire.

– Allons, papa, faites-le venir! maman permet, dit Aglaé en tranchant la question.

Le général sonna et donna l’ordre d’introduire le prince.

– Soit, déclara la générale, mais à la condition qu’on lui nouera une serviette sous le menton quand il se mettra à table, et qu’on dise à Fiodor ou plutôt à Mavra de se tenir derrière lui et de l’observer pendant qu’il mangera. Est-il calme au moins pendant ses accès? Est-ce qu’il ne gesticule pas?

– Mais non; au contraire, il est très gentiment élevé et il a d’excellentes manières. Parfois sans doute il est un peu trop simple… Mais le voici… Je vous présente le dernier des princes Muichkine, qui porte votre nom de famille et qui est peut-être un parent. Faites-lui bon accueil. Prince, ces dames vont déjeuner, veuillez nous faire l’honneur… Quant à moi, vous m’excuserez; je suis déjà en retard, je me sauve…

– On sait où vous vous sauvez, dit gravement la générale.

– Je me sauve, je me sauve, ma chère amie, car je suis en retard. Mesdemoiselles, apportez-lui vos albums pour qu’il vous écrive quelque chose. C’est un calligraphe d’un rare talent: il m’a fait là-bas une reproduction de l’écriture russe ancienne: «ceci est la signature de l’hégoumène Paphnuce»… Allons, au revoir!

– Paphnuce? un hégoumène? attendez, attendez! Où allez-vous? et qu’est-ce que c’est ce Paphnuce? s’exclama la générale en poursuivant de son insistance inquiète et dépitée le général qui prenait déjà la porte.

– Oui, oui, ma chère, il s’agit d’un hégoumène d’autrefois… mais il faut que j’aille chez le comte, qui m’attend depuis longtemps et qui m’a fixé lui-même rendez-vous… Prince, au revoir!

Et le général s’éloigna d’un pas rapide.

– Je sais chez quel comte il est attendu, dit aigrement Elisabeth Prokofievna, dont les yeux courroucés se portèrent sur le prince. – De quoi parlions-nous? ajouta-t-elle sur un ton d’ennui et de dédain. Puis, paraissant rappeler ses souvenirs: – Ah! j’y suis; qu’est-ce que c’était que cet hégoumène?

– Maman… s’interposa Alexandra, tandis qu’Aglaé frappait du pied.

– Ne m’interrompez pas, Alexandra Ivanovna, reprit la générale; moi aussi je veux savoir. Asseyez-vous là, prince, dans ce fauteuil, en face de moi. Ou plutôt non, ici, au soleil, en pleine lumière, afin que je vous voie mieux. Et maintenant, de quel hégoumène s’agit-il?

– L’hégoumène Paphnuce, répondit le prince d’un air prévenant et sérieux.

– Paphnuce? C’est intéressant; mais qui était-il?

La générale posait ces questions sur un ton sec et impatient, les yeux toujours fixés sur le prince dont elle accompagnait chaque réponse d’un hochement de tête.

– L’hégoumène Paphnuce, reprit le prince, vivait au XIVe siècle. Il dirigeait un monastère sur les bords de la Volga dans la région où se trouve aujourd’hui la province de Kostroma. Il vivait dans une réputation de sainteté et était allé à la Horde pour régler certaines affaires. Il a apposé sa signature au bas d’un acte et j’ai vu un fac-similé de cette signature. L’écriture m’a plu et je l’ai étudiée de près. Tout à l’heure le général a voulu voir comment j’écrivais afin de pouvoir m’assigner un emploi. J’ai écrit plusieurs phrases dans des types différents d’écriture. Parmi ces phrases se trouvait celle-ci: «Ceci est la signature de l’hégoumène Paphnuce.» J’y ai reproduit l’écriture personnelle de cet abbé et le général a beaucoup goûté mon travail; voilà pourquoi il vient d’y faire allusion.

– Aglaé, dit la générale, rappelle-toi ce nom: Paphnuce. Ou plutôt écris-le, car je ne retiens rien. Du reste je croyais que ce serait plus intéressant. Où est cette signature?

– Elle a dû rester dans le cabinet du général, sur sa table.

– Envoyez tout de suite la chercher.

– Je puis la transcrire à nouveau pour vous, si cela vous est agréable.

– Certainement, maman, dit Alexandra. Pour le moment il vaut mieux déjeuner; nous avons faim.

– Bien, décida la générale. Venez, prince. Vous devez avoir hâte de vous mettre à table?

– Oui, je mangerai volontiers et je vous suis très reconnaissant.

– C’est très bien d’être poli, et je remarque que vous n’êtes pas, il s’en faut, aussi… original qu’on me l’avait annoncé. Venez. Asseyez-vous là, en face de moi, dit-elle en montrant au prince sa place lorsqu’ils furent dans la salle à manger. Je veux pouvoir vous regarder. Alexandra, Adélaïde, occupez-vous du prince. N’est-ce pas qu’il n’est pas du tout aussi… malade? Peut-être que la serviette n’est pas nécessaire… Dites-moi, prince: est-ce qu’on vous nouait une serviette sous le menton?

– Oui, autrefois, quand j’avais sept ans, pour autant que je me souviens. Maintenant j’ai l’habitude d’étendre ma serviette sur mes genoux lorsque je mange.

– C’est ainsi que l’on doit faire. Et les accès?

– Les accès? fit le prince quelque peu étonné, je n’en ai plus qu’assez rarement. Au reste, je ne sais pas: on dit que le climat d’ici me sera nuisible.

– Il s’exprime bien, observa la générale en s’adressant à ses filles et en continuant à souligner d’un hochement de tête toutes les paroles du prince. – Je ne m’y attendais pas. Ainsi tout ce que l’on m’a dit n’était que niaiserie et mensonge, comme toujours. Mangez, prince, et parlez-nous de vous: où êtes-vous né? où avez-vous été élevé? je veux tout savoir; vous m’intéressez au plus haut point.

Le prince remercia et, tout en faisant honneur au repas, il recommença le récit qu’il avait tant de fois répété depuis le matin. La générale se montrait de plus en plus satisfaite. Les jeunes filles écoutaient également avec assez d’attention. On discuta la question de parenté. Le prince prouva qu’il connaissait assez bien ses ascendants, mais on eut beau faire des rapprochements, on ne trouva presque aucun lien de parenté entre la générale et lui. Tout au plus aurait-on pu établir un lointain cousinage entre les grands-pères et les grand’mères. Cette aride discussion plut particulièrement à la générale, qui n’avait presque jamais l’occasion de parler de sa généalogie, quelque envie qu’elle en eût. Aussi était-elle pleine d’entrain quand elle se leva de table.

– Allons à notre lieu de réunion, dit-elle; on nous y apportera le café. Il faut vous dire que nous désignons ainsi une pièce qui n’est, en réalité, que mon salon, expliqua-t-elle au prince. Nous aimons à nous y réunir quand nous sommes seules, et chacune s’y adonne à son occupation favorite. Alexandra, mon aînée que voici, joue du piano, lit ou brode; Adélaïde peint des paysages et des portraits, qu’elle n’achève d’ailleurs jamais; quant à Aglaé, elle reste assise à ne rien faire. À moi aussi l’ouvrage me tombe des mains; je n’arrive à rien. Allons, nous y voici; asseyez-vous ici, prince, près de la cheminée et racontez quelque chose. Je veux savoir comment vous racontez. Je veux m’en rendre parfaitement compte, et, lorsque je verrai la vieille princesse Biélokonski, je lui rapporterai tout ce qui vous concerne. Je veux que tous, tant qu’ils sont, s’intéressent à votre personne. Eh bien! parlez.

– Mais, maman, dit Adélaïde qui avait entre temps disposé son chevalet, c’est une drôle d’idée que de faire raconter quelque chose de cette manière-là!

La jeune fille prit ses pinceaux et sa palette et se remit à un travail commencé depuis longtemps qui consistait à reproduire un paysage d’après une estampe. Alexandra et Aglaé s’assirent toutes deux sur un petit canapé et, les bras croisés, se disposèrent à écouter la conversation. Le prince remarqua que l’attention générale était concentrée sur lui.

– Moi, je serais incapable de rien raconter si on me l’ordonnait ainsi, observa Aglaé.

– Pourquoi? Qu’y a-t-il d’étrange? Pourquoi se refuserait-il à raconter? Il a une langue pour s’en servir. Je veux savoir s’il a le don de la parole. Racontez-nous n’importe quoi. Parlez-nous de ce qui vous a plu en Suisse et de vos premières impressions. Vous allez voir qu’il va commencer tout de suite et s’en tirer fort bien.

– Ma première impression fut vive,… dit le prince.

– Vous voyez comme il se lance, interrompit avec pétulance Elisabeth Prokofievna en s’adressant à ses filles.

– Laissez-le au moins parler, maman, coupa Alexandra, qui chuchota à l’oreille d’Aglaé: ce prince est peut-être un malin, et nullement un idiot.

– Sûrement; il y a un moment que je m’en doute, répondit Aglaé. C’est bien vilain de sa part de jouer la comédie. Où veut-il en venir par là?

– Ma première impression fut très vive, répéta le prince. Quand on me fit quitter la Russie et voyager à travers diverses villes d’Allemagne, je regardai tout sans mot dire et je me rappelle même n’avoir alors posé aucune question. J’avais eu précédemment une série de violentes attaques de mon mal et j’avais beaucoup souffert; chaque fois que la maladie s’aggravait et que les accès devenaient plus fréquents, je tombais dans l’hébétude et perdais complètement la mémoire. Mon esprit continuait à travailler, mais le cours logique de mes pensées était en quelque sorte interrompu. Je n’arrivais pas à réunir plus de deux ou trois idées à la suite. C’est l’impression qui m’en reste. Quand les accès se calmaient, je recouvrais la santé et la force que vous me voyez à présent. Je me souviens de la tristesse intolérable qui m’envahissait; j’avais envie de pleurer; tout m’étonnait et m’inquiétait. Ce qui m’oppressait affreusement, c’était la sensation que tout m’était étranger. Je comprenais que l’étranger me tuait. Je me rappelle être sorti complètement de ces ténèbres le soir où, arrivant à Bâle, je mis le pied sur le col de la Suisse; je m’éveillai en entendant braire un âne au marché. Cet âne me fit une profonde impression et, je ne sais pourquoi, un plaisir extrême; dès ce moment une clarté soudaine se produisit dans mon esprit.

– Un âne? Voilà qui est singulier, observa la générale. Après tout, il n’y a là rien de singulier; peut-être que l’une ou l’autre d’entre nous pourrait s’enticher d’un âne, ajouta-t-elle en jetant un regard courroucé sur ses filles qui riaient. – Cela s’est vu dans la mythologie. Continuez, prince.

– Depuis lors, j’ai une très vive sympathie pour les ânes. C’est même chez moi une affection spéciale. Je me mis à m’enquérir à leur sujet, car jusque-là je ne savais rien d’eux. Je me convainquis rapidement que c’étaient des animaux très utiles, laborieux, robustes, patients, peu coûteux et endurants. À travers cet animal ma sympathie alla à la Suisse tout entière, en sorte que ma mélancolie se dissipa complètement.

– Tout cela est fort curieux, mais laissons-là cet âne et passons à un autre sujet. Qu’as-tu à rire sans cesse, Aglaé? et toi, Adélaïde? Le prince a parlé de l’âne d’une façon charmante. Il l’a vu, cet âne; et toi, qu’est-ce que tu as vu? Tu n’es pas allée à l’étranger!

– Mais maman, j’ai vu un âne, dit Adélaïde.

– Et moi j’en ai entendu un, ajouta Aglaé.

Les trois jeunes filles partirent d’un nouvel éclat de rire. Le prince rit avec elles.

– C’est très mal de votre part, remarqua la générale. Excuse-les, prince; au fond ce sont de bonnes filles. Je me dispute constamment avec elles, mais je les aime. Elles sont légères, inconséquentes, extravagantes.

– Pourquoi cela? reprit le prince en riant; j’en aurais fait autant à leur place. Néanmoins je garde mon opinion sur l’âne: il est utile et bon garçon.

– Et vous, prince, êtes-vous bon? Je vous pose cette question par pure curiosité, fit Elisabeth Prokofievna.

La question souleva derechef un éclat de rire unanime.

– Voilà encore ce maudit âne qui leur revient en tête; moi, je n’y pensais même plus! s’écria-t-elle. Croyez bien, prince, que je ne voulais faire aucune…

– Aucune allusion? Oh! j’en suis bien persuadé.

Et le prince fut pris d’un rire interminable.

– Vous avez raison de rire. Je vois que vous êtes un très bon jeune homme, dit la générale.

– Je ne le suis pas toujours, répliqua le prince.

– Et moi je suis bonne, déclara-t-elle de but en blanc. Si vous voulez même, je suis toujours bonne; c’est là mon unique défaut, car il ne faut pas toujours être bonne. Je m’irrite très souvent contre mes filles et plus encore contre Ivan Fiodorovitch; mais le plus désagréable, c’est que je ne suis jamais si bonne que lorsque je suis en colère. Tenez, il y a un moment, avant votre entrée, j’ai eu un accès d’humeur et j’ai fait semblant de ne rien comprendre et de ne pouvoir, rien comprendre. Cela m’arrive; je deviens alors comme une enfant. Aglaé m’a donné une leçon: merci, Aglaé. D’ailleurs tout cela ne rime à rien. Je ne suis pas si bête que j’en ai l’air et que mes filles veulent le faire croire. J’ai du caractère et je ne suis pas trop timide. Et du reste je parle de tout cela sans malice. Approche, Aglaé, et embrasse-moi… Maintenant assez de tendresses, dit-elle à Aglaé qui l’embrassait affectueusement sur les lèvres et sur la main. – Continuez, prince. Peut-être vous rappellerez-vous quelque chose d’encore plus intéressant que l’histoire de l’âne.

– Je répète que je ne comprends pas que l’on puisse ainsi raconter quelque chose au pied levé, fit de nouveau observer Adélaïde. Moi, je resterais coite.

– Le prince trouvera quelque chose car il est extrêmement intelligent; il l’est au moins dix fois plus que toi, et peut-être même douze. Après cela, j’espère que tu le sentiras. Prouvez-leur, prince, que j’ai raison; continuez. Nous pouvons enfin laisser l’âne de côté, voyons, en dehors de l’âne, qu’avez-vous vu à l’étranger?

– Mais l’histoire de l’âne n’était pas dénuée de sens, observa Alexandra. Le prince nous a exposé d’une manière très intéressante son état morbide et le choc extérieur à la suite duquel il a repris goût à la vie. J’ai toujours éprouvé le désir de me renseigner sur les circonstances dans lesquelles les gens perdent la raison puis la recouvrent, surtout lorsque ces phénomènes se produisent soudainement.

– N’est-ce pas? n’est-ce pas? s’exclama la générale avec vivacité. Je vois que, toi aussi, tu as parfois de l’esprit; mais trêve de rire! Vous en étiez resté, prince, il me semble, à la description de la nature en Suisse.

– Nous arrivâmes à Lucerne et on m’emmena sur le lac. J’en admirai la beauté mais j’éprouvai en même temps un sentiment très pénible, dit le prince.

– Pourquoi? demanda Alexandra.

– Je ne me l’explique pas. J’ai toujours ce sentiment pénible et inquiet lorsque je contemple pour la première fois un site de ce genre: j’en saisis la beauté, mais elle m’angoisse. Au surplus, j’étais encore malade à ce moment.

– Eh bien! moi je ne suis pas de votre avis; je désirerais vivement voir un site pareil, dit Adélaïde. Et je ne comprends pas pourquoi nous n’allons pas à l’étranger. Je cherche en vain depuis deux ans un sujet de tableau: L’Orient et le Midi sont depuis longtemps dépeints… Trouvez-moi, prince, un sujet de tableau.

– Je n’entends rien à la peinture. Pour moi, on regarde et on peint.

– Je ne sais pas regarder.

– Pourquoi parlez-vous par énigmes? Je ne vous comprends pas! interrompit la générale. Comment peux-tu dire que tu ne sais pas regarder? Tu as des yeux, regarde. Si tu ne sais pas regarder ici, ce n’est pas à l’étranger que tu apprendras à le faire. Racontez-nous plutôt, prince, comment vous-même avez regardé là-bas la nature?

– Cela vaudra mieux, ajouta Adélaïde. Le prince a appris à regarder à l’étranger.

– Je n’en sais rien; je n’ai fait là-bas que rétablir ma santé. J’ignore si j’ai appris à regarder. D’ailleurs j’ai été presque tout le temps très heureux.

– Heureux! s’exclama Aglaé. Vous avez appris l’art d’être heureux? Alors comment pouvez-vous dire que vous n’avez pas appris celui de regarder? Enseignez-nous-le.

– Oui, enseignez-le nous, dit Adélaïde en riant.

– Je ne puis rien vous enseigner, répondit le prince en riant aussi. Pendant presque tout mon séjour à l’étranger, j’ai vécu dans le même village suisse; j’en sortais rarement et ne m’en éloignais jamais; que pourrais-je donc vous enseigner? Je ne réussis d’abord qu’à chasser l’ennui; puis je ne tardai pas à reprendre des forces; enfin je me mis à apprécier chaque journée davantage et m’aperçus moi-même de ce changement. Je me couchais de fort bonne humeur et me levais avec plus d’entrain que la veille. D’où cela venait-il? il me serait assez malaisé de le dire.

– En sorte que vous n’aviez plus aucun désir de vous déplacer? demanda Alexandra. Rien ne vous attirait?

– Si fait: au début, j’éprouvais ce désir et il me plongeait dans une grande inquiétude. Je me demandais toujours quelle serait ma vie dans l’avenir; je cherchais à scruter mon destin; je me sentais particulièrement angoissé à certaines minutes. Il y a, vous le savez, de ces minutes-là, surtout quand on est seul. Dans le village, il y avait une petite cascade qui tombait presque verticalement d’une montagne en minces filets d’eau; son écume blanche se précipitait avec fracas. Bien que haute, cette chute d’eau, vue de chez nous, paraissait assez basse; elle était à cinq cents mètres et semblait à cinquante pas. La nuit, j’aimais à l’entendre gronder; c’est alors qu’il m’arrivait d’éprouver une angoisse intense. Cette angoisse, je l’éprouvais aussi quelquefois au milieu de la journée lorsque j’allais en montagne et que je m’y isolais au milieu des vieux pins résineux. Au sommet d’un rocher se voyaient les ruines d’un château médiéval; c’est à peine si, de là, on distinguait notre village dans le creux de la vallée. Le soleil brillait, le ciel était bleu, le silence impressionnant. C’est à ces moments-là que je me sentais appelé au loin: il me semblait qu’en marchant tout droit devant moi et sans m’arrêter jusqu’à la ligne où le ciel rejoint la terre, je trouverais le mot de l’énigme et j’entreverrais une vie nouvelle mille fois plus intense et mille fois plus tumultueuse que celle que je menais au village. Je rêvais d’une grande ville comme Naples, remplie de palais, de bruit, de turbulence, de vie… Mes rêves étaient immenses. Par la suite, il me parut que l’on pouvait se faire une vie sans borne même dans une prison.

– J’ai lu cette noble pensée dans ma Chrestomathie quand j’avais douze ans, dit Aglaé.

– Tout cela, c’est de la philosophie, fit remarquer Adélaïde. Vous êtes philosophe et vous êtes venu pour nous endoctriner.

– Vous êtes peut-être dans le vrai, dit le prince en souriant. Je suis en effet philosophe et, qui sait? il se peut que j’aie au fond l’intention de faire école. C’est bien possible, en vérité.

– Votre philosophie est tout à fait dans le genre de celle d’Eulampie Nicolaïevna, reprit Aglaé; c’est une veuve de fonctionnaire, une sorte de pique-assiette, qui vient chez nous. Pour elle, tout le problème de la vie consiste à acheter bon marché; c’est sa seule préoccupation; elle ne parle que de kopeks; et remarquez qu’elle a de l’argent; c’est une fine mouche. Il en va de même de cette vie sans borne que vous croyez possible dans une prison, et peut-être aussi de ce bonheur de quatre années, passées dans un village, pour lequel vous avez renoncé à votre ville de Naples, avec bénéfice, semble-t-il, bien que ce bonheur ne vaille que quelques kopeks.

– Pour ce qui est de la vie dans une prison, on peut ne pas partager cet avis, dit le prince. J’ai entendu raconter l’histoire d’un homme qui avait passé douze ans en prison; c’était un des malades en traitement chez mon professeur. Il avait des attaques de nerfs et était sujet à des angoisses et à des crises de larmes; il tenta même une fois de se suicider. Sa vie en prison était bien triste, je vous assure, mais, à tout prendre, elle valait plus que quelques kopeks. Toutes ses connaissances se limitaient à une araignée et à un arbuste qui croissait sous sa fenêtre… Mais je préfère vous raconter l’histoire d’une autre rencontre que je fis l’année passée. Il s’agit d’un cas fort curieux, curieux par sa rareté. L’homme dont je vous parle fut un jour conduit à l’échafaud avec d’autres condamnés et on lui lut la sentence qui le condamnait à être fusillé pour un crime politique. Vingt minutes plus tard on lui notifia sa grâce et la commutation de sa peine [18]. Pendant les quinze ou vingt minutes qui s’écoulèrent entre les deux lectures, cet homme vécut dans la conviction absolue qu’il allait mourir sous quelques instants. J’étais extrêmement curieux de l’entendre évoquer ses impressions, et plusieurs fois je me suis plu à le questionner à ce sujet. Il se rappelait tout avec une netteté extraordinaire et il disait qu’il n’oublierait jamais rien de ce qui s’était passé pendant ces quelques minutes. À vingt pas de l’échafaud qu’entouraient la foule et les soldats, on avait planté trois poteaux, car plusieurs condamnés devaient être passés par les armes. Les trois premiers furent amenés et attachés à ces poteaux; on leur fit revêtir la tenue des condamnés (une longue chemise blanche); on leur enfonça sur les yeux des bonnets blancs pour qu’ils ne vissent pas les fusils; puis un peloton de soldats se plaça devant chaque poteau. L’homme qui m’a fait ce récit, étant le huitième sur la liste, devait être amené au poteau au troisième tour. Un prêtre passa devant tous les condamnés, une croix à la main. Il leur restait donc à peine cinq minutes à vivre. Cet homme me déclara que ces cinq minutes lui avaient paru sans fin et d’un prix inestimable. Il lui sembla que, dans ces cinq minutes, il allait vivre un si grand nombre de vies qu’il n’y avait pas lieu pour lui de penser au dernier moment. Si bien qu’il fit une répartition du temps qui lui restait à vivre: deux minutes pour faire ses adieux à ses compagnons; deux autres minutes pour se recueillir une dernière fois, et le reste pour porter autour de lui un ultime regard. Il se rappelait parfaitement avoir exécuté ces dispositions comme il les avait calculées. Il allait mourir à vingt-sept ans, plein de santé et de vigueur. Il se souvenait qu’au moment des adieux, il avait posé à l’un de ses compagnons une question assez indifférente et qu’il avait porté un vif intérêt à la réponse. Après les adieux il était entré dans la période de deux minutes réservée à la méditation intérieure. Il savait d’avance à quoi il penserait: il voulait sans cesse se représenter, aussi rapidement et aussi clairement que possible, ce qui allait se passer: à présent il existait et vivait; dans trois minutes quelque chose arriverait; quelqu’un ou quelque chose, mais qui, quoi? où serait-il? Il pensait résoudre ces incertitudes durant ces deux avant-dernières minutes. Près de là s’élevait une église dont la coupole dorée brillait sous un soleil éclatant. Il se rappelait avoir fixé avec une terrible obstination cette coupole et les rayons qu’elle réfléchissait; il ne pouvait pas en détacher ses yeux; ces rayons lui semblaient être cette nature nouvelle qui allait être la sienne et il s’imaginait que dans trois minutes il se confondrait avec eux… Son incertitude et sa répulsion devant cet inconnu qui allait surgir immédiatement étaient effroyables. Mais il déclarait que rien ne lui avait été alors plus pénible que cette pensée: «Si je pouvais ne pas mourir! Si la vie m’était rendue! quelle éternité s’ouvrirait devant moi! Je transformerais chaque minute en un siècle de vie; je n’en perdrais pas une seule et je tiendrais le compte de toutes ces minutes pour ne pas les gaspiller!» Cette idée finit par l’obséder tellement qu’il en vint à désirer d’être fusillé au plus vite.

Le prince se tut subitement; toutes ses auditrices s’attendaient à ce qu’il continuât et tirât une conclusion.

– Vous avez fini? demanda Aglaé.

– Vous dites?… J’ai fini, dit le prince sortant d’une courte rêverie.

– Mais pourquoi nous avez-vous raconté cette histoire?

– Je ne sais trop… elle m’est revenue à la mémoire… à propos de notre causerie…

– Vous parlez à bâtons rompus, fit remarquer Alexandra. Votre intention était certainement de nous montrer, prince, qu’il n’y a pas, dans l’existence, un seul moment qui ne vaille plus d’un kopek et que, parfois, cinq minutes ont plus de prix qu’un trésor. Tout ceci est bel et bon, mais permettez: cet ami, qui vous a raconté son calvaire,… on a commué sa peine, donc on lui a accordé cette «vie éternelle». Eh bien! qu’a-t-il fait, par la suite, de ce trésor? A-t-il vécu en «tenant le compte» de chaque minute?

– Oh! non. Je l’ai interrogé à ce sujet, et il m’a dit lui-même qu’il n’a nullement vécu de cette manière et qu’il a au contraire perdu beaucoup, beaucoup de minutes.

– Donc, voilà une expérience qui démontre qu’il n’est réellement pas possible de vivre en «tenant le compte» de chaque minute. Il y a quelque chose qui s’y oppose.

– Oui, quelque chose s’y oppose, répéta le prince; cela m’est apparu à moi-même… Pourtant, comment ne pas croire…

– Serait-ce que vous pensez vivre plus sagement que tous les autres? dit Aglaé.

– Oui, j’ai eu aussi parfois cette idée.

– Et vous l’avez encore?

– Je l’ai encore, répondit le prince, qui, après avoir regardé Aglaé avec le même sourire doux, voire timide, se mit à rire de nouveau en donnant à ses yeux une expression de gaîté.

– Quelle modestie! dit Aglaé à demi agacée.

– Et quel courage est le vôtre: vous riez et moi, j’ai été si frappé par le récit de cet homme que je l’ai revu en songe par la suite; j’ai rêvé de ces cinq minutes…

De nouveau il promena sur son auditoire un regard sérieux et interrogateur.

– Vous n’êtes pas fâchées contre moi? demanda-t-il soudain avec un certain trouble, mais en les fixant droit dans les yeux.

– Pourquoi? s’écrièrent les trois jeunes filles avec surprise.

– Mais parce que j’ai toujours l’air de vous faire la leçon.

Toutes se mirent à rire.

– Si vous êtes fâchées, cessez de l’être, dit-il. Je sais mieux que personne que j’ai moins vécu qu’un autre et que je comprends la vie moins que quiconque. Peut-être dis-je parfois des choses bien étranges…

Et il se troubla tout à fait.

– Si vous dites que vous avez été heureux, cela signifie que vous avez vécu, non pas moins, mais plus que les autres; alors pourquoi biaiser et vous excuser? fit Aglaé avec une raideur agressive. – Si vous avez l’air de nous faire la leçon, ne vous en tracassez pas; cela ne vous confère aucune sorte de supériorité. Avec votre quiétisme, on peut remplir de bonheur une existence, durerait-elle cent années. Il suffit qu’on vous montre une exécution capitale, ou simplement le petit doigt: vous y trouverez matière à des déductions également louables et vous serez content. Il est facile de vivre dans ces conditions-là.

– Pourquoi t’emportes-tu toujours? Je ne le comprends pas, intervint la générale, qui observait depuis longtemps les physionomies de ceux qui parlaient. Je ne puis comprendre davantage ce que vous racontez. Qu’est-ce que c’est que ce petit doigt et toutes ces sornettes? Le prince parle fort bien, quoique sur des sujets un peu tristes. Pourquoi le décourages-tu? Au début il riait; maintenant le voilà tout morose.

– Ce n’est rien, maman. – C’est dommage, prince, que vous n’ayez pas vu d’exécution capitale; je vous aurais posé une question.

– Mais si, j’ai vu une exécution capitale, repartit le prince.

– Vous en avez vu une? s’écria Aglaé; j’aurais dû m’en douter! cela couronne tout. Si vous avez vu une exécution, comment pouvez-vous dire que vous avez toujours été heureux? N’avais-je pas raison dans ce que je vous disais tout à l’heure?

– On exécute donc dans votre village? demanda Adélaïde.

– Non; j’ai vu cela à Lyon, où j’étais allé avec Schneider; il m’y a conduit. À peine étions-nous arrivés que cette exécution a eu lieu.

– Et alors? Cela vous a beaucoup plu? Le spectacle était édifiant? profitable? questionna Aglaé.

– Le spectacle ne m’a pas du tout plu et j’ai été un peu malade après l’avoir vu; mais j’avoue que j’étais comme cloué sur place en le regardant; je ne pouvais en détourner mes yeux.

– J’aurais été dans le même cas, dit Aglaé.

– Là-bas on n’aime pas voir les femmes assister aux exécutions; aussi les journaux signalent-ils celles qui y vont.

– En constatant que ce n’est pas l’affaire des femmes, on veut dire (et par conséquent justifier) que c’est celle des hommes. Tous mes compliments pour cette logique. Sans doute est-ce aussi la vôtre?

– Racontez-nous l’exécution que vous avez vue, interrompit Adélaïde.

– Je préférerais de beaucoup ne pas la raconter en ce moment, dit le prince troublé et quelque peu maussade.

– On dirait qu’il vous en coûte de nous faire ce récit, dit Aglaé d’un ton pointu.

– Non; mais je l’ai déjà fait tout à l’heure.

– À qui?

– À votre domestique, tandis que j’attendais…

– À quel domestique? s’exclamèrent les quatre femmes.

– À celui qui se tient dans l’antichambre; il est grisonnant avec une face rougeaude; c’était pendant que j’attendais dans cette antichambre pour être introduit chez Ivan Fiodorovitch.

– C’est singulier, observa la générale.

– Le prince est démocrate, fit Aglaé sèchement. Allons, si vous avez raconté l’exécution à Alexis, vous ne pouvez pas refuser de nous la raconter.

– Je veux absolument l’entendre, répéta Adélaïde.

Se tournant vers elle le prince s’anima de nouveau (il semblait porté à s’animer et prompt à entrer en confiance):

– En vérité, lorsque vous m’avez demandé tout à l’heure un sujet de tableau, l’idée m’est venue de vous proposer celui-ci: peindre le visage d’un condamné au moment où il va être guillotiné, quand il est déjà sur l’échafaud et attend qu’on l’attache à la bascule.

– Le visage? rien que le visage? demanda Adélaïde, quel étrange sujet, et quel tableau cela ferait?

– Je ne sais. Pourquoi ne serait-ce pas un tableau comme les autres? répliqua le prince avec feu. J’ai vu dernièrement à Bâle une œuvre dans ce genre. Je voudrais bien vous la décrire… Ce sera pour un autre jour… Elle m’a vivement frappé.

– Vous me parlerez plus tard du tableau de Bâle, dit Adélaïde; cela ne fait pas de doute; mais pour le moment il faut que vous m’indiquiez le tableau à tirer de cette exécution. Pouvez-vous décrire les choses telles que vous vous les représentez vous-même? Comment peindre ce visage, et rien que ce visage? Quelle expression lui donner?

– C’était juste une minute avant la mort, au moment où le condamné venait de gravir l’échafaud et mettait les pieds sur la plate-forme…

Le prince parlait avec beaucoup de chaleur et, emporté par ses souvenirs, il semblait pour le moment avoir oublié tout le reste:

– Alors il regarda de mon côté; j’examinai son visage et je compris tout… Au reste, comment décrire une chose pareille? Ah! comme je voudrais que vous ou quelqu’un d’autre reproduisiez cette scène! Mieux vaudrait que ce soit vous! Déjà alors j’avais l’idée qu’un pareil tableau serait utile. Savez-vous! pour que ce tableau soit réussi, il faut se représenter tout ce qui s’est passé avant ce moment, tout, tout. Le condamné était en prison et s’attendait à ce que l’exécution eût lieu au moins une semaine plus tard; il se reposait sur les formalités d’usage et avait calculé que les pièces devaient encore aller et venir pendant une semaine. Mais une circonstance imprévue avait abrégé ce délai. À cinq heures du matin il dormait. C’était à la fin d’octobre; à cinq heures il fait encore froid et sombre. Le directeur de la prison entra sans bruit accompagné d’un gardien et lui toucha l’épaule avec ménagement. Le condamné se dressa, s’accouda et, voyant de la lumière, dit: «Qu’y a-t-il?» – «L’exécution aura lieu à dix heures», lui répondit-on. Encore mal éveillé, il ne pouvait en croire ses oreilles et objectait que les pièces ne reviendraient pas avant une semaine. Mais quand il eut repris conscience, il cessa de discuter et se tut. On dit qu’il ajouta peu après: «Tout de même, c’est pénible; si brusquement…», puis retomba dans le mutisme et ne voulut plus proférer une parole. Trois ou quatre heures se passèrent dans les préparatifs que l’on sait: visite de l’aumônier, déjeuner composé de vin, de café et d’un morceau de bœuf (n’est-ce pas là une dérision? cela vous paraît un acte de cruauté, mais je gage que ces bonnes gens ont agi en toute pureté d’intention et dans la conviction que ce déjeuner est un acte de philanthropie). Puis vint la toilette (vous savez ce que c’est que la toilette d’un condamné?) Enfin on le conduisit par la ville vers l’échafaud… Ce trajet, je pense, lui a donné l’impression qu’il lui restait un temps infini à vivre. Il devait se dire chemin faisant: «Il me reste encore trois rues à vivre; c’est quand même long. Je prends celle-ci; après il y en aura une autre, puis encore une autre, celle où il y a un boulanger à droite…, il y a loin avant d’arriver à la boutique du boulanger! «Autour de lui une foule bruyante poussait des cris; dix mille visages, dix mille paires d’yeux; il lui fallait subir tout cela, et le plus dur c’était de penser: «Ils sont là dix mille, et on ne s’en prend à aucun d’eux; c’est moi que l’on va mettre à mort!» Et ce n’étaient là que les préliminaires. Un petit escalier menait à l’échafaud; au bas de cet escalier il se mit soudain à fondre en larmes; c’était pourtant un solide gaillard doublé, dit-on, d’un grand scélérat. L’aumônier ne le quitta pas un instant: il avait fait le chemin avec lui dans la charrette en lui parlant tout le temps; je doute que le condamné l’ait entendu; il s’efforçait par moments d’écouler mais perdait le fil dès le troisième mot. C’est ainsi que cela a dû être. Enfin le moment vint de gravir l’échafaud; ses pieds étant entravés, il ne pouvait faire que de petits pas. L’aumônier, qui était sans doute un homme intelligent, cessa de parler et se borna à lui présenter; continuellement le crucifix à baiser. Au pied de l’escalier, l’homme était très pâle; quand il eut monté sur la plate-forme son visage devint soudain aussi blanc qu’une feuille de papier. Certainement ses jambes fléchissaient et se paralysaient; il avait des nausées avec une sensation d’étouffement et de chatouillement dans la gorge. C’est la sensation que l’on éprouve dans les moments d’épouvante ou de grande frayeur, qui vous laissent votre pleine lucidité mais vous enlèvent tout empire sur vous-même. Tel doit être, ce me semble, l’impression ressentie par un homme qui va périr, par exemple, sous l’écroulement d’une maison; il est saisi d’une envie éperdue de s’asseoir, de fermer les yeux et d’attendre – advienne que pourra!… À cet instant, lorsque la défaillance semblait gagner le condamné, le prêtre, d’un geste rapide et muet, lui appliqua aux lèvres une petite croix d’argent à quatre branches. Il répéta ensuite ce geste sans arrêt. Chaque fois que le crucifix touchait ses lèvres, le condamné ouvrait les yeux, paraissait se ranimer pour quelques secondes et trouvait la force de mouvoir ses pieds. Il baisait le crucifix avec avidité et précipitation, tel un homme mû par la crainte d’oublier les provisions de voyage dont il pourrait éventuellement avoir besoin. Mais il n’était guère à supposer qu’il eût à cette minute un sentiment religieux conscient. Cette scène se prolongea jusqu’à ce qu’il fût couché sur la bascule… Il est étrange de constater, qu’un homme perd rarement connaissance en cet instant suprême. Au contraire, une vie et un travail intenses s’animent dans son cerveau, qui développe alors toute la force d’une machine en pleine marche. Je me figure la multitude de pensées qui l’assaillent, toutes inachevées, peut-être baroques et intempestives, dans le genre de celles-ci: «Voilà là-bas, parmi les spectateurs, un individu qui a une verrue sur le front; tiens! il y a un bouton rouillé dans le bas de la redingote du bourreau.» Et cependant l’intelligence et la mémoire sont indemnes; il y a un point unique qu’il est impossible d’oublier, auquel on ne peut échapper par une syncope et autour duquel tout gravite. Songez qu’il en va jusqu’au dernier quart de seconde, lorsque la tête est déjà sous le couperet et que l’homme attend et… sait. Soudain il entend au-dessus de lui glisser le fer. Car il est certain qu’on l’entend. Moi, si j’étais couché sur la bascule, j’écouterais exprès ce glissement et je le percevrais! Peut-être ne dure-t-il qu’un dixième de seconde, mais il n’en est pas moins perceptible. Et imaginez qu’on discute encore jusqu’à présent la question de savoir si la tête, séparée du tronc, a ou n’a pas conscience qu’elle est décapitée pendant une seconde encore. Quelle idée! Et qui sait si cela ne dure pas cinq secondes?… Maintenant essayez de peindre l’échafaud de manière que l’on ne distingue nettement que la dernière marche; le condamné vient de la gravir, son visage est pâle comme une feuille de papier; il tend avidement ses lèvres bleuies au crucifix que lui présente l’aumônier; il regarde et il sait tout. Le crucifix et la tête: voilà le tableau. Quant à l’aumônier, au bourreau, à ses deux aides et à quelques têtes qui apparaissent plus bas, on peut ne les peindre que comme accessoires, au troisième plan, dans une pénombre… Voilà le tableau tel que je le vois.

Le prince se tut et regarda ses auditrices.

– Voilà qui ne ressemble guère à du quiétisme, murmura Alexandra en se parlant à elle-même.

– Eh bien! maintenant, racontez-nous comment vous êtes tombé amoureux, dit Adélaïde.

Le prince la considéra avec surprise.

– Écoutez, fit Adélaïde sur un ton précipité, gardez en réserve la description du tableau de Bâle. Pour le moment, je veux vous entendre raconter comment vous êtes tombé amoureux. Ne niez pas: vous avez été amoureux. D’autant qu’il vous suffit de vous mettre à raconter quelque chose pour vous départir de votre philosophie.

– Et, dès que votre récit sera terminé, vous serez confus de nous l’avoir fait, observa soudain Aglaé. Pour quelle raison?

– C’est trop bête à la fin! intervint la générale en fixant sur Aglaé un regard indigné.

– C’est déraisonnable, appuya Alexandra.

– Ne la croyez pas, prince! reprit la générale. Elle fait exprès de prendre ce mauvais genre, mais elle n’a pas été élevée si sottement; n’allez pas imaginer quoi que ce soit en les voyant vous taquiner ainsi. Sans doute elles ont quelque fantaisie en tête, mais elles éprouvent déjà de l’affection pour vous. Je connais leurs visages.

– Moi aussi je les connais, dit le prince en appuyant sur les mots avec une insistance particulière.

– Comment cela? demanda Adélaïde avec curiosité.

– Que savez-vous de nos visages? ajoutèrent les deux autres également intriguées.

Mais le prince se tut et prit un air sérieux. Tout le monde attendait sa réponse.

– Je vous le dirai plus tard, fit-il avec douceur et gravité.

– Décidément vous voulez piquer notre curiosité, s’exclama Aglaé. Quel ton solennel!

– Eh bien, soit! reprit vivement Adélaïde. Cependant, si vous êtes si bon physionomiste, c’est que vous avez été amoureux. Donc j’ai deviné juste. Racontez-nous cela.

– Je n’ai pas été amoureux, répondit le prince du même ton doux et grave. J’ai été heureux… d’une autre manière.

– De quelle manière? Par quoi?

– C’est bien, je vais vous le dire, articula-t-il avec l’air d’un homme plongé dans une profonde rêverie.