"L’Idiot. Tome I" - читать интересную книгу автора (Dostoïevski Fedor Mikhaïlovitch)VI – Oui, commença le prince, en ce moment vous me regardez toutes avec une si vive curiosité que, si je ne la satisfaisais pas, vous vous fâcheriez contre moi. Non, je plaisante, reprit-il aussitôt en souriant. Là-bas… dans ce village suisse, il y avait toujours des enfants; je passais tout mon temps avec eux et rien qu’avec eux. C’était toute la bande des écoliers du village. On ne peut pas dire que je les instruisais; oh non! c’était l’affaire du maître d’école, qui s’appelait Jules Thibaut; mettons que j’aie contribué à leur instruction, mais il est plus exact de dire que j’ai vécu parmi eux et que c’est ainsi que se sont écoulées mes quatre années. Je n’avais pas besoin d’une autre société. Je leur disais tout, je ne leur cachais rien. Leurs pères et parents se fâchèrent tous contre moi parce que ces enfants finissaient par ne plus pouvoir se passer de moi; ils se groupaient toujours à mes côtés, si bien que le maître d’école lui-même devint mon plus grand ennemi. Je m’aliénai là-bas beaucoup d’autres gens, toujours à cause des enfants. Schneider même me gourmanda à ce sujet. Qu’appréhendaient-ils donc? On peut tout dire à un enfant, tout; j’ai toujours été surpris de voir combien les grandes personnes, à commencer par les pères et mères, connaissaient mal les enfants. On ne doit rien cacher aux enfants sous le prétexte qu’ils sont petits et qu’il est trop tôt pour leur apprendre quelque chose. Quelle triste et malencontreuse idée! Les enfants eux-mêmes s’aperçoivent que leurs parents les croient trop petits et incapables de comprendre, alors qu’en réalité ils comprennent tout. Les grandes personnes ne savent pas qu’un enfant peut donner un conseil de la plus haute importance, même dans une affaire extrêmement compliquée. Oh mon Dieu! quand un de ces jolis oisillons vous regarde avec son air confiant et heureux, vous avez honte de le tromper! Si je les appelle oisillons, c’est parce qu’il n’y a rien au monde de meilleur qu’un petit oiseau. D’ailleurs, si tout le monde m’en a voulu au village, cela a été surtout la conséquence d’un incident… Quant à Thibaut c’était simplement la jalousie qui l’indisposait à mon égard; il commença par hocher la tête et s’étonner de voir les enfants saisir tout ce que je leur disais, tandis qu’il se faisait à peine comprendre d’eux. Puis il se mit à se moquer de moi lorsque je lui déclarai que ni lui ni moi ne leur apprendrions rien, et que c’était plutôt d’eux que nous avions à apprendre. Comment a-t-il pu m’envier et me calomnier, alors que lui-même vivait au milieu des enfants? au contact des enfants l’âme s’assainit… Ainsi, il y avait là-bas un malade dans la maison de santé que dirigeait Schneider; c’était un homme très malheureux. Son malheur était si affreux qu’on n’en saurait guère concevoir de semblable. Il était en traitement pour aliénation mentale; à mon avis il n’était pas fou; mais il souffrait horriblement et c’était là toute sa maladie. Et si vous saviez ce que finirent par être pour lui nos enfants! Mais je reviendrai plus tard sur le cas de ce malade; pour le moment je vais vous raconter comment tout cela a commencé. Au début les enfants ne m’aimèrent point. J’étais trop grand pour eux et j’ai toujours été d’allures gauches; je sais que je suis laid de ma personne… enfin il y avait le fait que j’étais un étranger. Les enfants se moquèrent d’abord de moi, puis ils me jetèrent des pierres le jour où ils me virent embrasser Marie. Je ne l’ai embrassée qu’une seule fois… Non, ne riez pas, se hâta d’ajouter le prince pour arrêter un sourire de ses auditrices; – ce n’était pas un baiser d’amour. Si vous saviez quelle infortunée créature c’était, vous en auriez autant pitié que moi-même. Elle était de notre village. Sa mère était une très vieille femme qui partageait avec elle une masure délabrée, éclairée par deux fenêtres; une de ces fenêtres était barrée par une planche sur laquelle, avec la permission des autorités locales, elle mettait en vente des lacets, du fil, du tabac, du savon; les quelques sous qu’elle tirait de ce commerce la faisaient vivre. Elle était malade et ses jambes enflées l’obligeaient à rester toujours assise. Sa fille, Marie, qui pouvait avoir vingt ans, était faible et malingre; depuis longtemps la phtisie la minait, ce qui ne l’empêchait pas de travailler dehors à la journée et de faire les gros ouvrages, comme laver le plancher, lessiver, balayer les cours, rentrer le bétail. Un commis voyageur français l’avait séduite et emmenée, puis s’était éclipsé au bout de huit jours après l’avoir plantée sur la route. Elle était revenue au logis en mendiant, toute couverte de boue et de haillons, les souliers en pièces. Elle avait marché une semaine entière, couchant à la belle étoile et torturée par le froid. Ses pieds étaient en sang, ses mains enflées et gercées. D’ailleurs elle n’avait jamais été belle, mais ses yeux exprimaient la douceur, la bonté, l’innocence. Elle était prodigieusement taciturne. Une fois, avant sa mésaventure, elle s’était tout à coup mise à chanter au milieu de son travail; je me souviens que la surprise avait été générale et que tout le monde était parti à rire: «Tiens, voilà Marie qui a chanté! Comment! Marie a chanté?» Sa confusion avait été extrême et depuis ce jour elle n’avait plus desserré les dents. Alors on la traitait encore affectueusement, mais quand elle revint au village malade et meurtrie, personne n’eut plus pour elle la moindre pitié. Comme ces gens-là sont durs en pareil cas! Comme leur jugement est brutal! Sa mère fut la première à lui montrer de l’aversion et du mépris. «Tu viens de me déshonorer», lui dit-elle. Elle fut aussi la première à rendre public l’opprobre de sa fille. Lorsqu’on sut au village le retour de Marie, tout le monde accourut pour la voir; presque toute la population, vieillards, enfants, femmes, jeunes filles, se précipita chez la vieille en foule impatiente et curieuse. Marie gisait famélique et déguenillée sur le plancher aux pieds de sa mère et sanglotait. Quand la foule eut envahi la masure, elle se couvrit le visage de ses cheveux épars et se prostra la face contre le sol. Les gens, en cercle autour d’elle, la regardaient comme une bête immonde; les vieux la tançaient et l’invectivaient; les jeunes ricanaient, les femmes l’insultaient et manifestaient la même répulsion qu’en face d’une araignée. La mère restait assise et, loin de désapprouver ces insultes, elle les encourageait en hochant la tête. Elle était déjà très malade et presque mourante; de fait, elle trépassa deux mois plus tard. Bien qu’elle sût sa fin prochaine, l’idée ne lui vint pas de se réconcilier avec sa fille avant de mourir; elle ne lui adressait jamais la parole, l’envoyait se coucher dans l’entrée et lui refusait presque la nourriture. Ses pieds malades exigeaient de fréquents bains tièdes; Marie les lui lavait chaque jour et lui donnait des soins; la vieille acceptait ses services en silence sans la moindre parole affectueuse. La malheureuse endurait tout: lorsque par la suite j’eus fait sa connaissance, je constatai qu’elle-même approuvait ces humiliations et se considérait comme la dernière des créatures. Quand sa mère s’alita pour ne plus se relever, les vieilles femmes du village vinrent la soigner à tour de rôle, comme cela se fait là-bas. On cessa dès lors complètement de nourrir Marie; tout le monde la repoussait et personne ne voulait même plus lui donner de travail comme par le passé. C’était comme si chacun lui eût craché au visage; les hommes ne la regardaient plus comme une femme et lui adressaient d’ignobles propos. Parfois, très rarement, le dimanche, des ivrognes lui jetaient des sous par dérision. Marie les ramassait par terre sans mot dire Elle commençait déjà à cracher le sang. Ses haillons finirent par tomber en loques, au point qu’elle n’osa plus se montrer dans le village; depuis son retour elle marchait pieds nus. Alors les enfants – une bande d’une quarantaine d’écoliers – se mirent à lui courir après et même à lui jeter de la boue. Elle demanda au vacher la permission de garder ses bêtes, mais le vacher la chassa. Elle passa outre et accompagna le troupeau toute la journée sans rentrer chez elle. Elle rendit ainsi de précieux services au vacher, qui s’en aperçut et qui, cessant de la repousser, lui donna même parfois les restes de son repas, du pain et du fromage. Il considérait cela comme un grand acte de charité de sa part. Quand la mère mourut, le pasteur ne rougit pas de faire en pleine église un affront public à la jeune fille. Celle-ci se tenait en guenilles derrière la bière et sanglotait. Nombre de gens étaient venus là pour la voir pleurer et pour suivre le corps. Alors le pasteur – un jeune homme dont toute l’ambition était de devenir un grand prédicateur – s’adressa à l’assistance en lui montrant Marie: «Voilà, dit-il, celle qui a causé la mort de cette respectable femme (c’était faux, puisque la vieille était malade depuis deux ans); elle est là devant vous et n’ose pas lever les yeux, car elle est marquée du doigt de Dieu; elle est nu-pieds et couverte de haillons; qu’elle serve d’exemple à celles qui perdent leur vertu! Qui donc est-elle? Elle est la propre fille de la défunte!» Et il continua sur ce ton. Figurez-vous que cet acte de lâcheté fut du goût de presque tout le monde, mais… un événement imprévu s’ensuivit, car c’est alors qu’intervinrent les enfants, qui étaient déjà tous de mon côté et avaient commencé à prendre Marie en affection. Voilà comment ce revirement s’était produit. J’avais eu l’idée de faire quelque chose pour la jeune fille, mais ce qu’il lui fallait, c’était de l’argent et là-bas, je n’ai jamais eu un kopek à moi. J’avais une petite épingle avec un brillant; je la vendis à un brocanteur qui allait de village en village et faisait le commerce des vieux habits. Il m’en donna huit francs, bien qu’elle en valût certainement quarante. Je cherchai pendant longtemps à rencontrer Marie seule; enfin je la trouvai, hors du village, près d’une haie, derrière un arbre, sur un sentier de montagne. Je lui remis mes huit francs et lui dis d’en être économe, vu que je n’aurais plus d’autre argent. Puis je l’embrassai en la priant de ne me prêter aucune intention déshonnête: mon baiser était un geste de commisération et non d’amour. J’ajoutai que, dès le début, je ne l’avais jamais tenue pour coupable, mais seulement pour malheureuse. Je désirais vivement la consoler et la convaincre qu’elle n’avait pas lieu de se ravaler devant les autres; mais j’eus l’impression qu’elle ne me comprenait pas. Cette impression, je la ressentis tout de suite, bien qu’elle restât presque tout le temps silencieuse, debout devant moi, les yeux baissés et pleine de confusion. Quand j’eus fini de parler, elle me baisa les mains. Je saisis aussitôt les siennes pour les baiser à mon tour, mais elle les retira vivement. À ce moment-là toute la bande des enfants nous aperçut; par la suite j’appris qu’ils m’épiaient depuis longtemps. Ils se mirent à siffler, à battre des mains et à rire, ce que voyant, Marie prit la fuite. Je voulus leur parler, mais ils commencèrent à me jeter des pierres. Le même jour, tout le village connut l’événement; on retomba de nouveau sur Marie, à l’égard de laquelle l’hostilité s’accrut. J’ai même entendu dire qu’on avait projeté de lui administrer une correction, mais, Dieu merci, la chose n’alla pas jusque-là. Par contre, les enfants ne lui laissèrent plus de répit: ils la persécutèrent plus cruellement que par le passé et lui jetèrent de la boue. Ils lui couraient sus: elle s’enfuyait mais, comme elle était faible de poitrine, elle s’arrêtait à bout de souffle, tandis que les poursuivants lui criaient des injures. Un jour je dus même en venir aux mains avec eux. Puis je pris le parti de leur parler, de leur parler chaque jour, toutes les fois que je le pouvais. Parfois ils s’arrêtaient à m’écouter, mais sans renoncer à insulter Marie. Je leur exposai combien elle était malheureuse; alors ils ne tardèrent pas à se contenir et prirent l’habitude de passer leur chemin sans rien dire. Peu à peu nous multipliâmes nos entretiens; je ne leur cachais rien et leur parlais à cœur ouvert. Ils m’écoutaient avec une vive curiosité et se mirent bientôt à éprouver de la pitié pour Marie. Quelques-uns la saluèrent gentiment quand ils la rencontrèrent; c’est la coutume dans le pays de saluer les gens qu’on croise et de leur dire bonjour, qu’on les connaisse ou qu’on ne les connaisse pas. Je me figure la surprise de Marie. Un jour, deux fillettes se firent donner quelques livres qu’elles allèrent lui porter, puis elles vinrent me le dire. Elles racontèrent que Marie avait fondu en larmes et que maintenant elles l’aimaient beaucoup. Peu après il en fut de même de tous les enfants qui, du coup, se prirent également d’affection pour moi. Ils vinrent à maintes reprises me trouver en me priant tous de leur raconter quelque chose. À en juger par leur extrême attention à m’écouter, j’eus l’impression que je les intéressais. Dans la suite, je me mis à étudier et à lire dans le seul dessein de les faire profiter de ce que j’apprenais. Ce fut pendant trois ans mon occupation. Plus tard, lorsque tout le monde, y compris Schneider, me reprocha de leur avoir parlé comme à des adultes et de ne leur avoir rien caché, je répliquai que c’était une honte de mentir aux enfants, que ceux-ci n’en étaient pas moins au courant de tout, mais que, si on leur faisait des mystères, ils s’instruisaient sous une forme qui souillait leur imagination, ce qui n’était pas le cas pour ce que, moi, je leur apprenais. Sur ce point chacun n’a qu’à évoquer ses souvenirs d’enfance. Ce raisonnement ne les convainquit point. J’avais embrassé Marie deux semaines avant la mort de sa mère; aussi, lorsque le pasteur prononça son sermon, tous les enfants avaient déjà pris mon parti. Je leur rapportai et commentai sur-le-champ la façon d’agir du pasteur: tous s’en montrèrent révoltés et quelques-uns allèrent même jusqu’à lapider les vitres de ses fenêtres. Je m’efforçai de les retenir en leur représentant que c’était une mauvaise action; mais le village ne tarda pas à connaître cette affaire et l’on m’accusa de dépraver les enfants. Bientôt tout le monde sut que les écoliers aimaient Marie et cette nouvelle causa une vive alarme; mais Marie se sentait déjà heureuse. On eut beau interdire aux enfants de la voir; ils allaient en cachette la retrouver dans le champ où elle faisait paître les vaches; c’était assez loin, à environ une demi-verste du village. Ils lui portaient des cadeaux; quelques-uns n’y allaient que pour l’embrasser, lui donner des baisers et lui dire: |
||
|