"Ensemble, c’est tout" - читать интересную книгу автора (Gavalda Anna)4– A quand remontent vos dernieres regles? Elle etait deja derriere le paravent en train de se battre avec les jambes de son jean. Elle soupira. Elle savait qu'il allait lui poser cette question. Elle le savait. Elle avait prevu son coup pourtant… Elle avait attache ses cheveux avec une barrette en argent bien lourde et etait montee sur cette putain de balance en serrant les poings et en se tassant le plus possible. Elle avait meme sautille un peu pour repousser l'aiguille… Mais non, ca n'avait pas suffi et elle allait avoir droit a sa petite lecon de morale… Elle l'avait vu a son sourcil tout a l'heure quand il lui avait palpe l'abdomen. Ses cotes, ses hanches trop saillantes, ses seins ridicules et ses cuisses creuses, tout cela le contrariait. Elle finissait de boucler son ceinturon tranquillement. Elle n'avait rien a craindre cette fois-ci. On etait a la medecine du travail, plus au college. Un baratin pour la forme et elle serait dehors. – Alors? Elle etait assise en face de lui a present et lui souriait. C'etait son arme fatale, sa botte secrete, son petit truc en plumes. Sourire a un interlocuteur qui vous embarrasse, on n'a pas encore trouve mieux pour passer a autre chose. Helas, le bougre etait alle a la meme ecole… Il avait pose ses coudes, croise ses mains et pose par-dessus tout ca un autre sourire desarmant. Elle etait bonne pour repondre. Elle aurait du s'en douter d'ailleurs, il etait mignon et elle n'avait pas pu s'empecher de fermer les yeux quand il avait pose ses mains sur son ventre… – Alors? Sans mentir, hein? Sinon, je prefere que vous ne me repondiez pas. – Longtemps… – Evidemment, grimaca-t-il, evidemment… Quarante-huit kilos pour un metre soixante-treize, a ce train-la vous allez bientot passer entre la colle et le papier… – Le papier de quoi? fit-elle naivement. – Euh… de l'affiche… – Ah! De l'affiche! Excusez-moi, je ne connaissais pas cette expression… Il allait repondre quelque chose et puis non. Il s'est baisse pour prendre une ordonnance en soupirant avant de la regarder de nouveau droit dans les yeux: – Vous ne vous nourrissez pas? – Bien sur que si je me nourris! Une grande lassitude l'envahit soudain. Elle en avait marre de tous ces debats sur son poids, elle en avait sa claque. Bientot vingt-sept ans qu'on lui prenait la tete avec ca. Est-ce qu'on ne pouvait pas parler d'autre chose? Elle etait la, merde! Elle etait vivante. Bien vivante. Aussi active que les autres. Aussi gaie, aussi triste, aussi courageuse, aussi sensible et aussi decourageante que n'importe quelle fille. Il y avait quelqu'un la-dedans! Il y avait quelqu'un… De grace, est-ce qu'on ne pouvait pas lui parler d'autre chose aujourd'hui? – Vous etes d'accord, n'est-ce pas? Quarante-huit kilos, ca ne fait pas bien lourd… – Oui, acquiesca-t-elle vaincue, oui… Je suis d'accord… Il y a longtemps que je n'etais pas descendue aussi bas… Je… – Vous? – Non. Rien. – Dites-moi. – Je… J'ai connu des moments plus fastes, je crois… Il ne reagissait pas. – Vous me le remplissez, ce certificat? – Oui, oui, je vais vous le faire, repondit-il en s'ebrouant, euh… C'est quoi cette societe deja? – Laquelle? – Celle-ci, la ou nous sommes, enfin la votre… – Touclean. – Pardon? – Touclean. – T majuscule o-u-c-1-i-n-e, epela-t-il. – Non, c-1-e-a-n, rectifia-t-elle. Je sais, ce n'est pas tres logique, il aurait mieux valu «Toupropre», mais je pense qu'ils aimaient bien ce cote yankee, vous voyez… C'est plus pro, plus… wondeurfoule drim tim… Il ne voyait pas. – C'est quoi exactement? – Pardon? – Cette societe? Elle s'adossa en tendant ses bras devant elle pour s'etirer et c'est avec une voix d'hotesse de l'air qu'elle declina, le plus serieusement du monde, les tenants et les aboutissants de ses nouvelles fonctions: – Elle avait debite cet admirable laius d'une traite et sans reprendre son souffle. Son petit french docteur en resta tout abasourdi: – C'est un gag? – Bien sur que non. D'ailleurs vous allez la voir la dream team, elle est derriere la porte… – Vous faites quoi au juste? – Je viens de vous le dire. – Non, mais vous… – Moi? Eh bien, je range, je nettoie, je balaie, j'aspire, je cire et tout le bazar. – Vous etes femme de men…? – Ttt… technicienne de surface, je prefere… Il ne savait pas si c'etait du lard ou du cochon. – Pourquoi vous faites ca? Elle ecarquilla les yeux. – Non, mais je m'entends, pourquoi «ca»? Pourquoi pas autre chose? – Pourquoi pas? – Vous n'avez pas envie d'exercer une activite plus… euh… – Gratifiante? – Oui. – Non. Il est reste comme ca encore un moment, le crayon en l'air et la bouche entrouverte puis a regarde le cadran de sa montre pour y lire la date et l'a interrogee sans lever le nez: – Nom? – Fauque. – Prenom? – Camille. – Date de naissance? – 17 fevrier 1977. – Tenez, mademoiselle Fauque, vous etes apte au travail… – Formidable. Je vous dois combien? – Rien, c'est… euh… C'est Touclean qui paye. – Aaaah Touclean! reprit-elle en se levant et dans un grand geste theatral, me voila apte a nettoyer des chiottes, c'est merveilleux… Il la raccompagna jusqu'a la porte. Il ne souriait plus et avait remis son masque de grand ponte consciencieux. En meme temps qu'il appuyait sur la poignee, il lui tendit la main: – Quelques kilos quand meme? Pour me faire plaisir… Elle secoua la tete. Ca ne marchait plus ces trucs-la avec elle. Le chantage et les bons sentiments, elle en avait eu sa dose. – On verra ce qu'on peut faire, elle a dit. On verra… Samia est entree apres elle. Elle descendit les marches du camion en tatant sa veste a la recherche d'une cigarette. La grosse Mamadou et Carine etaient assises sur un banc a commenter les passants et a raler parce qu'elles voulaient rentrer chez elles. – Alors? a rigole Mamadou, qu'est-ce que tu trafiquais la-deu-dans? J'ai mon RER, moi! Il t'a maraboutee ou quoi? Camille s'est assise sur le sol et lui a souri. Pas le meme genre. Un sourire transparent, cette fois. Sa Mamadou, elle ne faisait pas sa maligne avec elle, elle etait bien trop forte… – Il est sympa? a demande Carine en crachant une rognure d'ongle. – Super. – Ah, je le savais bien! exulta Mamadou, je m'en doutais bien de ca! Hein que je te l'ai dit a toi et a Sylvie, qu'elle etait toute nue la-deu-dans! – Il va te faire monter sur sa balance… – Qui? Moi? a crie Mamadou. Moi? Il croit que je vais monter sur sa balance! Mamadou devait peser dans les cent kilos au bas mot, elle se frappait les cuisses: – Jamais de la vie! Si je grimpe la-deu-ssus, je l'ecrabouille et lui avec! Et quoi d'autre encore? – Il va te faire des piqures, a lache Carine. – Des piqures deu quoi d'abord? – Mais non, la rassura Camille, mais non, il va juste ecouter ton c?ur et tes poumons… – Ca, ca va. – Il va te toucher le ventre aussi… – Mais voyons, se renfrognait-elle, mais voyons, bonjour chez lui. S'il touche a mon ventre, je le mange tout cru… C'est bon les petits docteurs blancs… Elle forcait son accent et se frottait le boubou. – Oh oui, c'est du bon miam-miam ca… C'est mes ancetres qui me l'ont dit. Avec du manioc et des cretes de poule… Mmm… – Et la Bredart, qu'est-ce qu'il va lui faire a elle? La Bredart, Josy de son prenom, etait leur garce, leur vicieuse, leur chieuse de service et leur tete de Turc a toutes. Accessoirement c'etait aussi leur chef. Leur «Chef principale de chantier» comme il etait clairement indique sur son badge. La Bredart leur pourrissait l'existence, dans la limite de ses moyens disponibles certes, mais deja, c'etait relativement fatigant… – A elle, rien. Quand il sentira son odeur, il lui demandera de se rhabiller illico. Carine n'avait pas tort. Josy Bredart, en plus de toutes les qualites enumerees ci-dessus, transpirait beaucoup. Puis ce fut le tour de Carine et Mamadou sortit de son cabas une liasse de papiers qu'elle posa sur les genoux de Camille. Celle-ci lui avait promis d'y jeter un ?il et essayait de dechiffrer tout ce merdier: – C'est quoi ca? – C'est la CAF! – Non, mais tous ces noms, la? – Ben c'est ma famille dis donc! – Ta quelle famille? – Ma quelle famille, ma quelle famille? Ben, la mienne! Reflechis dans ta tete Camille! – Tous ces noms, c'est ta famille? – Tous, opina-t-elle fierement. – Mais t'en as combien de gamins? – A moi j'en ai cinq et mon frere, il en a quatre… – Mais pourquoi ils sont tous la? – Ou, la? – Euh… Sur le papier. – C'est plus commode parce que mon frere et ma belle-s?ur habitent chez nous et comme on a la meme boite aux lettres alors… – Non mais, ca va pas la… Ils disent que ca ne va pas… Que tu peux pas avoir neuf enfants… – Et pourquoi je pourrais pas? s'indigna-t-elle, ma mere, elle en a bien douze, elle! – Attends, t'excite pas Mamadou, je te dis juste ce qu'il y a marque. Ils te demandent d'eclaircir la situation et de venir te presenter avec ton livret de famille. – Et pourquoi alors? – Ben je pense que c'est pas legal votre truc… Je ne crois pas que ton frere et toi, vous ayez le droit de reunir vos enfants sur la meme declaration… – Oui, mais mon frere, il a rien, lui! – Il travaille? – Bien sur qu'il travaille! Il fait les autoroutes! – Et ta belle-s?ur? Mamadou plissa du nez: – Elle, elle fait rien, elle! Rien de rien, je te dis. Elle bouge pas, cette mechante grognasse, elle remue jamais son gros cul! Camille souriait interieurement, visualisant mal ce que pouvait etre un «gros cul» aux yeux de Mamadou… – Ils ont des papiers tous les deux? – Mais oui! – Eh ben alors, ils peuvent faire une declaration separee… – Mais ma belle s?ur, elle veut pas y aller a la CAF et mon frere, il travaille la nuit, alors le jour, il dort, tu vois… – Je vois. Mais en ce moment, tu recois les allocs pour combien d'enfants? – Pour quatre. – Pour quatre? – Oui, c'est ce que je veux te dire depuis le debut, mais toi, t'es comme tous les Blancs, t'as toujours raison et t'ecoutes jamais! Camille souffla un petit vent enerve. – Le probleme que je voulais te dire, c'est qu'ils ont oublie ma Sissi… – C'est le numero combien Massissi? – C'est pas un numero, idiote! bouillait la grosse femme, c'est ma derniere! La petite Sissi… – Ah! Sissi! – Oui. – Et pourquoi, elle y est pas, elle? – Dis donc, Camille, tu le fais expres ou quoi? C'est ma question que je te pose depuis tout a l'heure! Elle ne savait plus quoi dire… – Le mieux ce serait d'aller a la CAF avec ton frere ou ta belle-s?ur et tous vos papiers et de vous expliquer avec la dame… – Pourquoi tu dis «la dame»? Laquelle d'abord? – N'importe laquelle! s'emporta Camille. – Ah, bon ben d'accord, ben t'enerve pas comme ca. Moi je te demandais cette question parce que je croyais que tu la connaissais… – Mamadou, je ne connais personne a la CAF. Je n'y suis jamais allee de ma vie, tu comprends? Elle lui rendit son bordel, il y avait meme des pubs, des photos de voitures et des factures de telephone. Elle l'entendit grognonner: «Elle dit la dame alors moi je lui demande quelle dame, c'est normal parce qu'il y a des messieurs aussi, alors comment elle peut savoir, elle, si elle y a jamais ete, comment elle peut savoir qu'il y a que des dames? Y en a des messieurs aussi… C'est madame Je sais tout ou quoi?» – He? Tu boudes la? – Non, je boude pas. Tu dis juste que tu vas m'aider et pis tu m'aides pas. Et voila! Et c'est tout! – J'irai avec vous. – A la CAF? – Oui. – Tu parleras a la dame? – Oui. – Et si c'est pas elle? Camille envisagea de perdre un peu de son flegme quand Samia reapparut: – C'est ton tour, Mamadou… Tiens, dit-elle en se retournant, c'est le numero du toubib… – Pour quoi faire? – Pour quoi faire? Pour quoi faire? J'en sais rien, moi! Pour jouer au docteur pardi! C'est lui qui m'a demande de te le donner… Il avait note son numero de portable sur une ordonnance et note: Camille Fauque en fit une boulette et la jeta dans le caniveau. – Tu sais, toi, ajouta Mamadou en se relevant pesamment et en la designant de son index, si tu m'arranges le coup avec ma Sissi, je demanderai a mon frere de te faire venir l'etre aime… – Je croyais qu'il faisait les autoroutes ton frere? – Les autoroutes, les envoutements et les desenvoutements. Camille leva les yeux au ciel. – Et moi? coupa Samia, il peut m'en trouver un, de mec, a moi? Mamadou passa devant elle en griffant l'air devant son visage: – Toi la maudite, tu me rends d'abord mon seau et puis on se reparle apres! – Merde, tu fais chier avec ca! C'est pas ton seau que j'ai, c'est le mien! Il etait rouge ton seau! – Maudite, va, siffla l'autre en s'eloignant, maudi-teu… Elle n'avait pas fini de grimper les marches que le camion tanguait deja. Bon courage la-dedans, souriait Camille en attrapant son sac. Bon courage… – On y va? – Je vous suis. – Qu'est-ce que tu fais? Tu prends le metro avec nous? – Non. Je rentre a pied. – Ah c'est vrai que t'habites dans les beaux quartiers, toi… – Tu parles… – Allez, a d'main… – Salut les filles. Camille etait invitee a diner chez Pierre et Mathilde. Elle laissa un message pour annuler et fut soulagee de tomber sur leur repondeur. La si legere Camille Fauque s'eloigna donc. Seulement retenue au macadam par le poids de son sac a dos et par celui, plus difficile a exprimer, des pierres et des cailloux qui s'amoncelaient a l'interieur de son corps. Voila ce qu'elle aurait du raconter au medecin du travail tout a l'heure. Si elle en avait eu l'envie… Ou la force? Ou le temps peut-etre? Le temps surement, se rassurait-elle sans trop y croire. Le temps etait une notion qu'elle n'arrivait plus a apprehender. Trop de semaines et de mois s'etaient ecoules sans qu'elle y prenne part d'aucune maniere et sa tirade de tout a l'heure, ce monologue absurde ou elle essayait de se persuader qu'elle etait aussi vaillante qu'une autre n'etait que pur mensonge. Quel mot avait-elle employe deja? «Vivante», c'est ca? C'etait ridicule, Camille Fauque n'etait pas vivante. Camille Fauque etait un fantome qui travaillait la nuit et entassait des cailloux le jour. Qui se deplacait lentement, parlait peu et s'esquivait avec grace. Camille Fauque etait une jeune femme toujours de dos, fragile et insaisissable. Il ne fallait pas se fier a la scene precedente, si legere en apparence. Si facile. Si aisee. Camille Fauque mentait. Elle se contentait de donner le change, se forcait, se contraignait et repondait presente pour ne pas se faire remarquer. Elle repensait a ce docteur pourtant… Elle se moquait bien de son numero de portable mais songeait qu'elle avait peut-etre laisse passer sa chance… Il avait l'air patient celui-la, et plus attentif que les autres… Peut-etre qu'elle aurait du… Elle avait failli a un moment… Elle etait fatiguee, elle aurait du poser ses coudes sur le bureau elle aussi, et lui raconter la verite. Lui dire que si elle ne mangeait plus, ou si peu, c'est parce que des cailloux prenaient toute la place dans son ventre. Qu'elle se reveillait chaque jour avec l'impression de macher du gravier, qu'elle n'avait pas encore ouvert les yeux, que deja, elle etouffait. Que deja le monde qui l'entourait n'avait plus aucune importance et que chaque nouvelle journee etait comme un poids impossible a soulever. Alors, elle pleurait. Non pas qu'elle fut triste, mais pour faire passer tout ca. Les larmes, ce liquide finalement, l'aidaient a digerer sa caillasse et lui permettaient de respirer a nouveau. L'aurait-il entendue? L'aurait-il comprise? Evidemment. Et c'etait la raison pour laquelle elle s'etait tue. Elle ne voulait pas finir comme sa mere. Elle refusait de tirer sur sa pelote. Si elle commencait, elle ne savait pas ou cela la menerait. Trop loin, beaucoup trop loin, trop profond et trop sombre. Pour le coup, elle n'avait pas le courage de se retourner. De donner le change, oui, mais pas de se retourner. Elle entra dans le Franprix en bas de chez elle et se fit violence pour acheter des choses a manger. Elle le fit en hommage a la bienveillance de ce jeune medecin et pour le rire de Mamadou. Le rire enorme de cette femme, ce travail debile chez Touclean, la Bredart, les histoires abracadabrantes de Carine, les engueulades, les cigarettes echangees, la fatigue physique, leurs fous rires imbeciles et leurs mechantes humeurs quelquefois, tout cela l'aidait a vivre. L'aidait a vivre, oui. Elle tourna plusieurs fois autour des rayons avant de se decider, acheta des bananes, quatre yaourts et deux bouteilles d'eau. Elle apercut le zigoto de son immeuble. Ce grand garcon etrange avec ses lunettes rafistolees au sparadrap, ses pantalons feu de plancher et ses manieres martiennes. A peine avait-il saisi un article, qu'il le reposait aussitot, faisait quelques pas puis se ravisait, le reprenait, secouait la tete et finissait par quitter precipitamment la queue quand c'etait son tour devant les caisses pour aller le remettre a sa place. Une fois meme, elle l'avait vu sortir du magasin puis entrer de nouveau pour acheter le pot de mayonnaise qu'il s'etait refuse l'instant precedent. Drole de clown triste qui amusait la galerie, begayait devant les vendeuses et lui serrait le c?ur. Elle le croisait quelquefois dans la rue ou devant leur porte cochere et tout n'etait que complications, emotions et sujets d'angoisse. Cette fois encore, il gemissait devant le digicode. – Un probleme? demanda-t-elle. – Ah! Oh! Euh! Pardon! (Il se tordait les mains.) Bonsoir mademoiselle, pardonnez-moi de euh… de vous importuner, je… Je vous importune, n'est-ce pas? C'etait horrible ce truc-la. Elle ne savait jamais si elle devait en rire ou avoir pitie. Cette timidite maladive, sa facon de parler super alambiquee, les mots qu'il employait et ses gestes toujours spaces la mettaient affreusement mal a l'aise. – Non, non, pas de probleme! Vous avez oublie le code? – Diantre non. Enfin pas que je sache… enfin je… je n'avais pas considere les choses sous cet angle… Mon Dieu, je… – Ils l'ont change peut-etre? – Vous y songez serieusement? lui demanda-t-il comme si elle venait de lui annoncer la fin du monde. – On va bien voir… 342B7… Le cliquetis de la porte se fit entendre. – Oh, comme je suis confus… Comme je suis confus… Je… C'est pourtant ce que j'avais fait, moi aussi… Je ne comprends pas… – Pas de probleme, lui dit-elle en s'appuyant sur la porte. Il fit un geste brusque pour la pousser a sa place et, voulant passer son bras au-dessus d'elle, manqua son but et lui donna un grand coup derriere la tete. – Misere! Je ne vous ai pas fait mal au moins? Comme je suis maladroit, vraiment, je vous prie de m'excuser… Je… – Pas de probleme, repeta-t-elle pour la troisieme fois. Il ne bougeait pas. – Euh… supplia-t-elle enfin, est-ce que vous pouvez enlever votre pied parce que vous me coincez la cheville, la, et j'ai extremement mal… Elle riait. C'etait nerveux. Quand ils furent dans le hall, il se precipita vers la porte vitree pour lui permettre de passer sans encombre: – Helas, je ne monte pas par-la, se desola-t-elle en lui indiquant le fond de la cour. – Vous logez dans la cour? – Euh… pas vraiment… sous les toits plutot… – Ah! parfait… (Il tirait sur l'anse de son sac qui s'etait coince dans la poignee en laiton.) Ce… Ce doit etre bien plaisant… – Euh… oui, grimaca-t-elle en s'eloignant rapidement, c'est une facon de voir les choses… – Bonne soiree mademoiselle, lui cria-t-il, et… saluez vos parents pour moi! Ses parents… Il etait tare, ce mec… Elle se souvenait qu'une nuit, puisque c'etait toujours au milieu de la nuit qu'elle rentrait habituellement, elle l'avait surpris dans le hall, en pyjama et en bottes de chasse avec une boite de croquettes a la main. Il etait tout retourne et lui demandait si elle n'avait pas vu un chat. Elle repondit par la negative et fit quelques pas avec lui dans la cour a la recherche dudit matou. «Il est comment?» s'en-quit-elle, «Helas, je l'ignore…», «Vous ne savez pas comment est votre chat?» Il se figea: «Pourquoi le saurais-je? Je n'ai jamais eu de chat, moi!» Elle etait claquee et le planta la en secouant la tete. Ce type etait decidement trop flippant. «Les beaux quartiers…» Elle repensait a la phrase de Carine en gravissant la premiere marche des cent soixante-douze autres qui la separaient de son gourbi. Les beaux quartiers, t'as raison… Elle logeait au septieme etage de l'escalier de service d'un immeuble cossu qui donnait sur le Champ-de-Mars et, en ce sens oui, on pouvait dire qu'elle habitait un endroit chic puisqu'en se juchant sur un tabouret et en se penchant dangereusement sur la droite, on pouvait apercevoir, c'etait exact, le haut de la tour Eiffel. Mais pour le reste ma cocotte, pour le reste, ce n'etait pas vraiment ca… Elle se tenait a la rampe en crachant ses poumons et en tirant derriere elle ses bouteilles d'eau. Elle essayait de ne pas s'arreter. Jamais. A aucun etage. Une nuit, cela lui etait arrive et elle n'avait pas pu se relever. Elle s'etait assise au quatrieme et s'etait endormie la tete sur les genoux. Le reveil fut penible. Elle etait frigorifiee et mit plusieurs secondes avant de comprendre ou elle se trouvait. Craignant un orage elle avait ferme le vasistas avant de partir et soupira en imaginant la fournaise la-haut… Quand il pleuvait, elle etait mouillee, quand il faisait beau comme aujourd'hui, elle etouffait et l'hiver, elle grelottait. Camille connaissait ces conditions climatiques sur le bout des doigts puisqu'elle vivait la depuis plus d'un an. Elle ne se plaignait pas, ce perchoir avait ete inespere et elle se souvenait encore de la mine embarrassee de Pierre Kessler le jour ou il poussa la porte de ce debarras devant elle en lui tendant la clef. C'etait minuscule, sale, encombre et providentiel. Quand il l'avait recueillie une semaine auparavant sur le pas de sa porte, affamee, hagarde et silencieuse, Camille Fauque venait de passer plusieurs nuits dans la rue. Il avait eu peur d'abord, en apercevant cette ombre sur son palier: – Pierre? – Qui est la? – Pierre… gemit la voix. – Qui etes-vous? Il appuya sur le minuteur et sa peur devint plus grande encore: – Camille? C'est toi? – Pierre, sanglota-t-elle en poussant devant elle une petite valise, il faut que vous me gardiez ca… C'est mon matos vous comprenez et je vais me le faire voler… Je vais tout me faire voler… Tout, tout… Je ne veux pas qu'ils me prennent mes outils parce que sinon, je creve, moi… Vous comprenez? Je creve… Il crut qu'elle delirait: – Camille! Mais de quoi tu parles? Et d'ou tu viens? Entre! Mathilde etait apparue derriere lui et la jeune femme s'effondra sur leur paillasson. Ils la deshabillerent et la coucherent dans la chambre du fond. Pierre Kessler avait tire une chaise pres du lit et la regardait, effraye. – Elle dort? – J'ai l'impression… – Qu'est-ce qui s'est passe? – Je n'en sais rien. – Mais regarde dans quel etat elle est! – Chuuut… Elle se reveilla au milieu de la nuit le lendemain et se fit couler un bain tres lentement pour ne pas les reveiller. Pierre et Mathilde, qui ne dormaient pas, jugerent preferable de la laisser tranquille. Ils la garderent ainsi quelques jours, lui laisserent un double des clefs et ne lui poserent aucune question. Cet homme et cette femme etaient une benediction. Quand il lui proposa de l'installer dans une chambre de bonne qu'il avait conservee dans l'immeuble de ses parents bien apres leur mort, il sortit de sous son lit la petite valise ecossaise qui l'avait menee jusqu'a eux: – Tiens, lui dit-il. Camille secoua la tete: – Je prefere la laisser ic… – Pas question, la coupa-t-il sechement, tu la prends avec toi. Elle n'a rien a faire chez nous! Mathilde l'accompagna dans une grande surface, l'aida a choisir une lampe, un matelas, du linge, quelques casseroles, une plaque electrique et un minuscule frigidaire. – Tu as de l'argent? lui demanda-t-elle avant de la laisser partir. – Oui. – Ca ira ma grande? – Oui, repeta, Camille en retenant ses larmes. – Tu veux garder nos clefs? – Non, non, ca ira. Je… qu'est-ce que je peux dire… qu'est-ce que… Elle pleurait. – Ne dis rien. – Merci? – Oui, fit Mathilde en l'attirant contre elle, merci, ca va, c'est bien. Ils vinrent la voir quelques jours plus tard. La montee des marches les avait epuises et ils s'affalerent sur le matelas. Pierre riait, disait que cela lui rappelait sa jeunesse et entonnait «La boheee-meu». Ils burent du Champagne dans des gobelets en plastique et Mathilde sortit d'un gros sac tout un tas de victuailles merveilleuses. Le Champagne et la bienveillance aidant, ils oserent quelques questions. Elle repondit a certaines, ils n'insisterent pas. Alors qu'ils etaient sur le point de partir et que Mathilde avait deja descendu quelques marches, Pierre Kessler se retourna et la saisit par les poignets: – Il faut travailler, Camille… Tu Elle baissa les yeux: – J'ai l'impression d'en avoir beaucoup fait ces derniers temps… Beaucoup, beaucoup… Il resserra son etreinte, lui fit presque mal. – Ce n'etait pas du travail et tu le sais tres bien! Elle leva la tete et soutint son regard: – C'est pour ca que vous m'avez aidee? Pour me dire ca? – Non. Camille tremblait. – Non, repeta-t-il en la delivrant, non. Ne dis pas de betises. Tu sais tres bien que nous t'avons toujours consideree comme notre propre fille… – Prodigue ou prodige? Il lui sourit et ajouta: – Travaille. Tu n'as pas le choix de toute facon… Elle referma la porte, rangea leur dinette et trouva un gros catalogue de chez Sennelier au fond du sac. Elle lui avait obei. Elle travaillait. Aujourd'hui, elle nettoyait la merde des autres et cela lui convenait parfaitement. En effet, on crevait de chaud la-dedans… Super Josy les avait prevenues la veille: «Vous plaignez pas, les filles, on est en train de vivre nos derniers beaux jours, apres ce sera l'hiver et on se pelera les miches! Alors vous plaignez pas, hein!» Elle avait raison pour une fois. C'etait la fin du mois de septembre et les jours raccourcissaient a vue d'?il. Camille songea qu'elle devrait s'organiser autrement cette annee, se coucher plus tot et se relever dans l'apres-midi pour voir le soleil. Ce genre de pensee la surprit elle-meme et c'est avec une certaine nonchalance qu'elle enclencha son repondeur: «C'est maman. Enfin… ricana la voix, je ne sais plus si tu vois de qui je parle… Maman, tu sais? C'est ce mot-la que prononcent les gentils enfants quand ils s'adressent a leur genitrice, je crois… Parce que tu as une mere, Camille, tu t'en souviens? Excuse-moi de te rappeler ce mauvais souvenir, mais comme c'est le troisieme message que je te laisse depuis mardi… Je voulais juste savoir si l'on dejeunait toujours ens…» Camille l'interrompit et remit le yaourt qu'elle venait d'entamer dans le frigidaire. Elle s'assit en tailleur, attrapa son tabac et fit un effort pour se rouler une cigarette. Ses mains la trahissaient. Elle s'y reprit a plusieurs fois pour rouler son papier sans le dechirer. Se concentrait sur ses gestes comme s'il n'y avait rien eu de plus important au monde et se mordait les levres jusqu'au sang. C'etait trop injuste. Trop injuste d'en chier comme ca a cause d'une feuille de papier alors qu'elle venait de vivre une journee presque normale. Elle avait parle, ecoute, ri, |
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