"L’ultime secret" - читать интересную книгу автора (Werber Bernard)9.Il fait beau en avril a Cannes. Entre le festival du jeu et le festival du cinema, la ville connait une courte semaine de repit. Un side-car Guzzi petaradant et fumant longe la Croisette. Il passe devant les grands palaces qui ont fait le renom de la ville: le Martinez, le Majestic, l'Excelsior, le Carlton, le Hilton. L'engin de metal est conduit par une jeune fille en manteau rouge, le visage mange par des lunettes d'aviateur et un casque de cuir rond sur la tete. Dans la nacelle, un homme corpulent est pareillement accoutre, si ce n'est qu'il porte, lui, un manteau noir. Les deux motards se garent devant l'Excelsior. Ils s'epoussettent longuement, otent leurs tenues de route et se dirigent vers l'accueil. Ils choisissent la suite avec vue sur la mer la plus chere. Ils avancent, tel un couple princier. Ils gagnent leur appartement sans mot dire, un groom ouvre les volets et devoile le splendide panorama de la mer, de la plage et de la Croisette. Face a eux, l'eau brille, comme saupoudree d'etoiles. Quelques courageux se baignent deja dans la Mediterranee encore fraiche. Lucrece Nemrod commande deux cocktails de fruits. – Je ne crois pas a votre these de l'assassinat. Je suis ravie de realiser cette enquete pour le journal mais je compte bien vous prouver que vous avez tort. Il n'y a pas eu d'assassinat. Le docteur Samuel Fincher est bel et bien «mort d'amour». En bas, des voitures klaxonnent bruyamment. – Je reste persuade que la motivation est la clef de cette affaire, soutient Isidore Katzenberg, ignorant sa remarque. J'ai mene ma petite enquete sur les motivations aupres de quelques personnes que j'ai interrogees depuis notre derniere entrevue. A chacune j'ai pose la meme question: «Et vous, qu'est-ce qui vous pousse a agir?» En general, la premiere motivation demeure: cesser de souffrir. Le groom reapparait. Il apporte deux verres colores coiffes d'une petite ombrelle, d'une cerise confite et d'une tranche d'ananas. Lucrece avale une gorgee ambree et essaie de ne pas penser a sa dent de sagesse qui l'elance encore. – Et vous qu'est-ce qui vous pousse a agir, Isidore? – En ce moment c'est l'envie de resoudre cette enigme, vous le savez bien, Lucrece. Elle se ronge un ongle. – Je commence a vous connaitre. Il n'y a pas que cette raison-la. Lui ne se retourne pas et continue de fixer l'horizon. – C'est vrai. J'ai une deuxieme motivation plus personnelle. Elle avale la cerise confite. – Hum… J'ai l'impression que je perds la memoire. Par exemple, quand je commence une phrase et qu'on m'interrompt, souvent je perds le fil et je ne me rappelle plus du tout ce que je disais. De meme, je commence a avoir des difficultes a memoriser les codes chiffres, que ce soit les codes d’entree des immeubles ou meme ceux de mes cartes bleues… Ca m'inquiete. J'ai peur que mon cerveau ne fonctionne plus parfaitement. Pres de la fenetre, la jeune femme se replace sur ses coudes, face a la mer. – Peut-etre etes-vous surmene. Et puis il y a tant de codes a retenir, de nos jours… Maintenant il y en a meme dans les voitures, dans les ascenseurs, dans les ordinateurs. – J'ai subi un examen a la clinique de la memoire, a l'hopital de La Pitie-Salpetriere, a Paris. Ils n'ont rien trouve. En enquetant sur cette affaire, j'espere mieux comprendre ma propre cervelle. Ma grand-mere paternelle a eu la maladie d'Alzheimer. A la fin, elle ne me reconnaissait plus. Elle me saluait: «Bonjour, monsieur, qui etes-vous?» A mon grand-pere, elle disait: «Vous n'etes pas mon mari, il est beaucoup plus jeune et beaucoup plus beau que vous.» II en etait tres affecte. Elle-meme, ses crises passees, souffrait de savoir ce qui lui arrivait. Rien que d'y songer m'epouvante. Au loin, le soleil jaune devient orange. Des nuages argentes passent dans le ciel. Les deux journalistes restent un long moment a contempler l'horizon, appreciant d'etre a Cannes a une periode ou tous les Parisiens sont encore engonces dans leur ville grisatre. Instant de repos et de silence. Lucrece se dit que tous les gens pensent en permanence et que des milliers d'informations sont ainsi perdues. Isidore sursaute et, brusquement, consulte sa montre. – Vite, c'est l'heure des actualites! – Qu'est-ce que cela a de si urgent? s'insurge Lucrece. – J'ai besoin de savoir ce qu'il arrive dans le monde. Les titres sont deja passes et apparaissent maintenant les images detaillant chaque sujet. «Greve des professeurs de lycee. Ils reclament une augmentation de salaire.» Des images de la manifestation s'affichent sur l'ecran cathodique. – En voila dont la motivation est toujours la meme, ricane Lucrece, blasee. – Vous vous trompez. En fait, ce qu'ils veulent, ce n'est pas de l'argent c'est du respect. Avant, etre professeur c'etait etre une personne importante, maintenant non seulement ils affrontent des eleves qui ne les estiment plus mais l'administration leur demande de livrer un combat ingrat: remplacer des parents demissionnaires. On les presente comme des assoiffes de vacances et de privileges, alors que ce qu'ils demandent c'est juste un peu plus de reconnaissance. Croyez-moi, s'ils le pouvaient ils reclameraient «Plus de respect» sur leurs banderoles et non pas «Plus d'argent». En fait, les veritables motivations des individus ne sont pas toujours celles qu'ils avancent. Le commentateur poursuit sa litanie: «En Colombie un laboratoire clandestin finance par les cartels a mis au point un nouveau stupefiant qui cree une accoutumance instantanee. Ce produit, deja tres prise en Floride, est introduit dans les sangrias lors des fetes etudiantes. Il annihile le libre arbitre de ceux qui le consomment. Du coup, beaucoup de plaintes pour viols.» «En Afghanistan, le Conseil gouvernemental taliban a decide d'interdire aux femmes d'aller a l'ecole et d'etre soignees dans les hopitaux. Il leur est de meme interdit de sortir sans tchador, de parler aux hommes. Une femme a ete lapidee par la foule parce qu'elle portait des chaussures de couleur claire.» Lucrece s'apercoit qu'Isidore parait bouleverse. – Pourquoi faut-il que tous les soirs a vingt heures vous regardiez ces horreurs? Isidore ne repond pas. – Qu'est-ce qui ne va pas, Isidore? – Je suis trop sensible. Elle eteint la television. Il la rallume d'un geste agace. – Trop facile. J'aurais l'impression d'etre lache. Tant qu'il y aura un seul acte de sauvagerie dans le monde, je ne pourrai pas etre vraiment detendu. Je refuse de faire l'autruche. A l'oreille, elle lui murmure: – Nous sommes descendus ici pour une enquete criminelle precise. – Justement. Ca me donne a reflechir. Nous enquetons sur la mort d'un seul homme alors que, chaque jour, des milliers se font assassiner dans des circonstances plus ignobles encore, souligne-t-il. – Si on n'enquete pas sur celui-la, ce sera des milliers… plus un. Et c'est peut-etre parce que tout le monde se dit que, de toute facon, ca n'y changera rien, que le nombre de meurtres ne cesse de croitre et que personne n'enquete reellement sur aucun. Touche par l'argument, Isidore consent a eteindre la television. Il ferme les yeux. – Vous me demandiez quelle est ma motivation? Je crois que c'est de maniere plus large: la peur. J'agis pour que la peur cesse. Depuis que je suis enfant, j'ai peur de tout. Je n'ai jamais ete tranquille, c'est peut-etre pourquoi mon cerveau fonctionne si fort. Pour me defendre contre les dangers, qu'ils soient reels ou imaginaires, proches ou lointains. Par moments j'ai l'impression que ce monde n'est que fureur, injustice, violence et pulsion de mort. – Vous avez peur de quoi? – De tout. J'ai peur de la barbarie, j'ai peur de la pollution, j'ai peur des chiens mechants, j'ai peur des chasseurs, j'ai peur des femmes, j'ai peur des policiers et des militaires, j'ai peur de la maladie, j'ai peur de perdre la memoire, j'ai peur de la vieillesse, j'ai peur de la mort, j'ai meme parfois peur de moi-meme. A ce moment, un bruit le fait sursauter. C'est une porte qui claque. Une femme de menage surgit. Elle vient deposer des pralines au chocolat fourrees a la liqueur de cerise. Une douceur offerte avant le sommeil. Elle s'excuse, s'empresse et s'eclipse en claquant la porte. Lucrece Nemrod sort un carnet et note: «Donc premiere motivation: la cessation de la douleur. Deuxieme motivation: la cessation de la peur.» |
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