"L’ultime secret" - читать интересную книгу автора (Werber Bernard)6.– «… mort d'amour». A 954,6 kilometres de la, le son et l'image sont receptionnes par une antenne parabolique. L'antenne achemine les signaux jusqu'a un ecran de televiseur. Une oreille et un ?il chatain en sont les derniers recepteurs. Un doigt presse le bouton d'arret du magnetoscope. Le journal des actualites de minuit vient d'etre enregistre. Le possesseur du doigt reste un moment a digerer ce qu'il vient de voir et d'entendre. Puis il saisit d'une main un vieil agenda, de l'autre un combine telephonique et compose nerveusement un numero. Il hesite, raccroche puis saisit son pardessus. Il sort. La pluie s'est mise a tomber et la nuit se fait froide. Il marche vers les lumieres d'une avenue. Une voiture surmontee d'une inscription lumineuse s'approche doucement. – Taxi! Les essuie-glaces raclent bruyamment le pare-brise. Un immense nuage noir deverse des gouttes d'eau grosses comme des balles de ping-pong qui ne rebondissent pas et s'ecrasent lourdement sur les paves. L'homme se fait deposer devant une maison de Montmartre fouettee par des rafales de vent humide. Il verifie l'adresse. Il grimpe les etages, debouche sur un palier. Derriere la porte, il percoit un bruit de punching-ball et une musique syncopee. Il appuie sur la sonnette surmontee du nom LUCRECE NEMROD. Au bout d'un moment, la musique s'arrete. Il entend des pas, des serrures qui se deverrouillent. Le visage d'une jeune fille en sueur apparait dans l'entrebaillement. – Isidore Katzenberg… Elle le contemple, surprise. Une mare entoure ses chaussures. – Bonsoir, Lucrece. Puis-je entrer? Elle n'ote toujours pas la chainette, continuant a le fixer comme si elle n'en revenait pas de cette visite tardive. – Puis-je entrer? repete-t-il. – Qu'est-ce que vous faites la? – Vous me vouvoyez? Il me semble qu'on se tutoyait la derniere fois. – «La derniere fois», comme vous dites, c'etait il y a trois ans. Et depuis je n'ai eu aucune nouvelle de vous. Nous sommes redevenus des etrangers l'un pour l'autre. Donc on se vouvoie. C'est a quel sujet? – Un travail. Elle hesite puis consent a degager enfin sa chainette de securite et invite l'homme a entrer. Elle referme la porte derriere lui. Il accroche son pardessus mouille a la patere. Isidore Katzenberg examine avec interet l'appartement. Il a toujours ete amuse par la diversite des centres d'interet de la jeune journaliste scientifique. Il y a des posters de films aux murs, en general des films d'action americains ou chinois. Le punching-ball occupe le centre du salon a cote d'une table basse jonchee de revues feminines. Il s'assoit dans le fauteuil. – Je suis vraiment surprise par votre visite. – J'ai conserve un excellent souvenir de notre enquete sur les origines de l'humanite. Lucrece hoche la tete. – Je vois. Moi non plus, je n'ai pas oublie. Des images furtives de leur precedente enquete en Tanzanie sur les traces du premier homme resurgissent dans sa memoire. Elle l'observe avec plus d'attention. Un metre quatre-vingt-quinze, plus de cent kilos: un geant maladroit. Il semble avoir un peu maigri. Il releve ses fines lunettes dorees et la scrute lui aussi avec attention. Avec ses longs cheveux roux ondules retenus par un ruban de velours noir, ses yeux vert emeraude en amande, ses petites fossettes et son menton pointu, elle est comme une de ces beautes evanescentes des tableaux de Leonard de Vinci. Il la trouve mignonne. Pas belle, mignonne. Peut-etre l'age. Trois ans ont passe. Elle avait vingt-cinq ans lors de leur derniere enquete, a present elle doit donc en avoir vingt-huit. Elle porte une veste chinoise de soie noire a col mao qui cache son cou mais devoile l'arrondi de ses epaules. Sur tout le dos de la veste, un tigre rouge se deploie. – Alors, quel genre de «travail» me proposez-vous? Isidore Katzenberg cherche quelque chose dans la piece. Il repere le magnetoscope, se leve, introduit dans la fente la cassette qu'il tenait a la main et appuie sur la touche Lecture. Ensemble ils revoient le compte rendu de la mort de Fincher telle qu'elle a ete annoncee aux dernieres actualites televisees. La cassette parvient en bout de course et affiche une pluie bruyante assez similaire a la meteo de la rue. – C'est pour me montrer les informations que vous venez me deranger a 1 heure du matin? – Selon moi, on ne peut pas «mourir d'amour». – Tsss… je reconnais bien la votre manque de romantisme, mon cher Isidore. – Au contraire, je pretends que l'amour ne tue pas. Il sauve. Elle reflechit. – Finalement, je trouve ca tres beau, ce type «mort d'amour». J'aimerais un jour tuer un homme de plaisir. Le crime parfait dans le bon sens du terme. – Si ce n'est qu'a mon avis il ne s'agit pas d'un crime mais d'un assassinat. – C'est quoi la difference? – L'assassinat est premedite. Il tousse. – Vous vous etes enrhume? demande-t-elle. Ce doit etre a cause de la pluie. Je vais vous faire un the a la bergamote avec un peu de miel. Elle met la bouilloire a chauffer. Il se frictionne et s'ebroue. – Qu'est-ce qui vous fait dire que c'est premedite? – Le docteur Samuel Fincher n'est pas le premier «mort d'amour». En 1899, le president de la Republique francaise, Felix Faure, a ete retrouve mort dans une maison de passe. Pour l'anecdote, on rapporte que les inspecteurs en arrivant ont demande a la mere maquerelle: «Il a encore sa connaissance?» Elle aurait repondu: «Non, elle s'est sauvee par la porte de derriere.» Lucrece ne sourit pas. – Ou voulez-vous en venir? – La police a garde l'affaire secrete, racontant simplement que le President etait decede d'une crise cardiaque. Ce n'est que bien plus tard que l'affaire a fini par s'ebruiter hors des commissariats. Le cote «salace» de la mort de Felix Faure a empeche une veritable enquete. Mourir en pleins ebats dans une maison de passe, cela fait ricaner. Du coup, personne n'a analyse cette affaire serieusement. – Sauf vous. – Juste par curiosite, j'avais choisi cette affaire comme sujet de these de criminologie quand j'etais etudiant. J'ai retrouve des documents, des temoignages. J'ai decouvert un mobile. Felix Faure allait lancer une campagne anticorruption au sein meme de ses services secrets. Lucrece Nemrod brandit sa bouilloire et remplit deux bols de the parfume. – Natacha Andersen a avoue avoir tue Samuel Fincher, si je ne m'abuse. Isidore se brule la langue en essayant d'avaler trop vite son the puis il se met a souffler dessus. – Elle Pour se donner une contenance, Isidore Katzenberg reclame une cuillere et se met a la tourner frenetiquement comme s'il voulait refroidir son the par effet toupie. – Et vous allez voir, elle sera desormais tres courtisee… – Masochisme? demande Lucrece en aspirant une gorgee de son breuvage brulant sans montrer la moindre gene. – Curiosite. Fascination pour le melange Eros, le dieu de l'amour, et Thanatos, le dieu de la mort. Et puis l'archetype de la mante religieuse est fort. Vous n'avez jamais vu de ces insectes femelles qui tuent leur geniteur en leur arrachant la tete durant l'acte? Cela nous fascine parce qu'ils nous rappellent quelque chose de tres profondement inscrit en nous… – La peur de l'amour? – Disons, l'amour associe a la mort. Elle termine d'un trait sa tasse de the encore brulant. – Qu'attendez-vous de moi, Isidore? – Je voudrais que nous travaillions a nouveau en tandem. On enqueterait sur l'assassinat du docteur Samuel Fincher… A mon sens, il faut poursuivre les investigations sur le sujet du cerveau. Lucrece Nemrod place ses petits pieds sous ses fesses pour se blottir au creux du divan et repose sa tasse vide. – Le cerveau?… repete-t-elle, reveuse. – Oui, le cerveau. C'est la clef de cette enquete. La victime n'etait-elle pas precisement le «meilleur cerveau du monde»? Et puis il y a ca. Regardez. Il s'approche du magnetoscope, rembobine la cassette pour revenir au discours: «… Ma victoire je la dois a un ressort secret.» Isidore Katzenberg abandonne sa tasse toujours pleine sur le poste de television et fait un arret sur image. – La, regardez comme son ?il brille davantage quand il prononce le mot «motivation». Etonnant, n'est-ce pas? Comme s'il voulait nous donner une indication. La motivation. D'ailleurs je vous pose la question: c'est quoi votre motivation, Lucrece, dans la vie? Elle ne repond pas. – Allez-vous m'aider? demande-t-il. Elle recupere la tasse de the de son invite sur le televiseur et va la ranger dans l'evier. – Non. Dans un meme elan, elle decroche le chapeau encore humide d'Isidore, son pardessus, puis se dirige vers le magnetoscope pour en sortir la cassette. – Je ne crois pas qu'il s'agisse d'un assassinat. C'est un simple accident. Une crise cardiaque due au surmenage et au stress du championnat. Quant aux troubles du cerveau, c'est vous qui en souffrez et cette maladie porte un nom: my-tho-ma-nie. Ca se soigne. Il suffit d'arreter de voir du fantastique partout et de prendre la realite telle qu'elle est. Sur ce… merci d'etre passe. Il se leve lentement, surpris et decu. Soudain elle s'immobilise, comme tetanisee, et plaque sa main contre sa joue. – Vous avez un probleme? Lucrece Nemrod ne repond pas. Le visage convulse, elle se tient la machoire a deux mains. – Vite, vite une aspirine! gemit-elle. Isidore fonce dans la salle de bains, fouille dans l'armoire a pharmacie, trouve le tube blanc et en tire un cachet qu'il apporte avec un verre d'eau. Elle l'avale goulument. – Encore. Un autre. Vite. Vite. Il obtempere. Peu apres, le signal de la douleur est anesthesie par le produit chimique. Son nerf cesse d'irradier ses tempes. Doucement, Lucrece se reprend. Elle respire amplement. – Fichez le camp! Vous ne voyez pas? Je me suis fait arracher une dent de sagesse avant-hier… J'ai mal, tres mal, je veux etre seule. Isidore recule. – Bien, je crois que vous venez de decouvrir la premiere motivation de nos actes: faire cesser la douleur. Elle lui claque la porte au nez. |
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