"L’ultime secret" - читать интересную книгу автора (Werber Bernard)7.C'est la reunion du mardi de l'hebdomadaire – On fait vite, dit-elle en passant la main dans ses cheveux blonds decolores. De gauche a droite, chaque journaliste expose sa proposition de sujet. Le responsable de la rubrique «education» suggere un article sur l'analphabetisme. On serait passe en dix ans de 7 % de la population qui ne sait ni lire ni ecrire a 10%. Et ce chiffre est en croissance exponentielle. Sujet accepte. Pour la rubrique «ecologie», la journaliste Clotilde Plancaoet propose un article sur les mefaits des antennes de telephones portables, lesquelles emettent des ondes nuisibles. Sujet refuse. L'un des actionnaires du journal etant precisement un fournisseur de reseau telephonique, il est hors de question d'en dire du mal. Un sujet sur la pollution des rivieres par les engrais? Refuse, trop technique. La journaliste n'a pas d'autre sujet en reserve et, depitee, elle prefere sortir. – Suivant, lance Christiane Thenardier negligemment. Pour la rubrique «science», Franck Gauthier propose un article destine a denoncer ceux qu'il nomme «les charlatans de l'homeopathie». Il explique qu'il compte egalement regler leur compte aux acupuncteurs. Sujet accepte. – Tiens, Lucrece, ca va mieux, tes dents de sagesse? chuchote Franck Gauthier en voyant sa collegue de la rubrique «science» s'asseoir a cote de lui. – Je suis allee chez le coiffeur, du coup ca devient supportable, murmure-t-elle. Gauthier regarde avec etonnement sa collegue. – Le coiffeur? Lucrece se dit que les hommes ne comprendront jamais rien a la psychologie feminine. Elle ne se donne donc pas la peine d'expliquer qu'aller chez le coiffeur, ou acheter de nouvelles chaussures, est le meilleur moyen pour une femme de se remonter le moral et donc tout le systeme immunitaire. Arrive le tour de Lucrece Nemrod. La jeune journaliste scientifique a prevu plusieurs sujets. Elle presente d'abord la vache folle. – Deja fait. – La fievre aphteuse? Ce sont quand meme des milliers de moutons qu'on massacre pour faire des economies de vaccin! – On s'en fiche. – Un sujet sur le sida? Il y a encore des millions de morts et, depuis la tritherapie, plus personne n'en parle. – Justement: ce n'est plus a la mode. – La communication olfactive des plantes? On s'est apercu que certains arbres percevaient la destruction de cellules a cote d'eux. Donc un arbre sent quand il se passe un crime a cote de lui… – Trop technique. – Le suicide des jeunes? Il y en a eu douze mille cette annee, sans parler de cent quarante mille tentatives. Une association s'est creee pour aider les gens a se suicider, elle s'appelle Exit. – Trop morbide. Inquietude. Sur son carnet, il ne reste plus d'idees. Tous les journalistes la regardent. La Thenardier semble amusee. Les grands yeux verts en amande de la journaliste s'assombrissent. – Le cerveau, propose-t-elle. – Quoi, le cerveau? repond sa superieure hierarchique en farfouillant dans son sac a main. – Un article sur le fonctionnement du cerveau. Comment un simple organe parvient a fabriquer de la pensee. – Un peu vaste. Il faudrait trouver un angle. – La mort du docteur Fincher? – Les echecs, tout le monde s'en fiche. – Ce Fincher etait un surdoue. Un explorateur qui a toujours essaye de comprendre comment fonctionne l'interieur de notre crane. La chef de service prend son sac et, d'un coup, le retourne sur son bureau, amoncelant un tas d'objets heteroclites allant du rouge a levres au telephone portable en passant par un chequier, un stylo, des clefs, une petite bombe lacrymogene, des medicaments en vrac. La jeune journaliste poursuit son argumentaire, considerant que tant qu'on ne lui a pas dit non, le oui est possible. – L'ascension de Samuel Fincher dans le monde des echecs a ete fulgurante. Toutes les televisions du monde ont retransmis l'evenement. Et puis tac, il meurt le soir meme de sa victoire dans les bras du top model Natacha Andersen. Pas d'effraction. Pas de blessure. Cause apparente de la mort: la jouissance. La chef du service Societe trouve enfin ce qu'elle cherche. Un cigare. Elle le degage de son etui de cellophane et le hume. – Mmm… Natacha Andersen, c'est ce superbe mannequin blond aux jambes interminables et aux grands yeux bleus qui a fait la couverture de Olaf Lindsen, le directeur artistique qui jusque-la griffonnait sur un cahier, se reveille. – Heu. Non. Malgre sa reputation sulfureuse, ou peut-etre justement a cause d'elle, elle n'a jamais voulu poser nue. Seulement en maillot. Au mieux, disons en «maillot mouille». Christiane Thenardier tranche le bout de son cigare a l'aide d’une petite guillotine, machouille l'extremite et crache un bout marron dans sa poubelle. –C'est regrettable. Et en retouchant le maillot a l'ordinateur? On aurait un proces sur les bras, assure le specialiste. Or, si je ne m'abuse, les nouvelles directives du journal sont: «Surtout, pas de proces.» On a deja perdu beaucoup d'argent. – Bon, alors la photo en maillot la plus denudee possible, maillot mouille avec un peu de transparence. On devrait pouvoir denicher ca. Christiane Thenardier pointe son cigare vers Lucrece. – Ouais, le cerveau, finalement c'est peut-etre une bonne idee. Ca devrait pouvoir se vendre. Mais il faudrait axer votre article sur ce qui interesse les gens. Des anecdotes. Des trucs pratiques. Par exemple les mecanismes chimiques de ce qui se passe dans le cerveau durant l'amour. Je ne sais pas, moi. Les hormones. L'orgasme. Lucrece note les recommandations sur son calepin comme s'il s'agissait d'une liste de courses a faire. – On pourrait aussi parler des trous de memoire. Ca, ce serait plutot pour notre public plus age. On n'aura qu'a rajouter un petit test pratique pour verifier si on doit consulter un medecin. Vous pourrez me degoter ca, Olaf? Une image compliquee, et puis un questionnaire test sur l'image. On a des photos de ce Fincher? Le directeur artistique hoche la tete. – Parfait. Comment pourrait-on appeler ce dossier… disons… «Les problemes du cerveau»? Non, mieux: «Les mysteres du cerveau.» Ouais, on pourrait titrer ca: «Les mysteres du cerveau» ou «Revelations sur les derniers mysteres du cerveau». Et avec la photo de Natacha Andersen a moitie nue et un echiquier par transparence, ca peut faire une couverture qui accroche. Lucrece est soulagee. – Le docteur Samuel Fincher et Natacha Andersen habitaient sur la Cote d'Azur, a Cannes. Il serait peut-etre judicieux que j'aille enqueter la-bas, dit la jeune journaliste. La Thenardier prend un air plus circonspect. – Vous savez bien que, dans le cadre des restrictions budgetaires, nous nous efforcons de realiser tous les reportages a Paris. La chef de rubrique fixe sans amenite la jeune journaliste scientifique. – Mais bon… Remarquez, si le sujet fait la Une… on fera peut-etre une exception. Soyons clairs: pour les notes de frais, pas d'exces. Et veillez a faire inscrire chaque fois la TVA, hein? Les deux femmes se defient du regard. Lucrece n'a plus la prunelle qui brille. – Est-ce que je peux me faire aider d'un free lance? demande Lucrece Nemrod. – Qui? – Katzenberg, signale-t-elle, relevant la tete. – Il existe encore, celui-la? s'etonne la chef de rubrique. La Thenardier ecrase lentement son cigare. – Je n'aime pas ce type. Il ne joue pas le jeu. Il est trop solitaire. Trop pretentieux. Le qualificatif exact, c'est «arrogant». Avec ses petits airs superieurs de Monsieur-je-sais-tout, il m'enerve. Vous savez que c'est moi qui l'ai fait virer de ce service? Lucrece connait par c?ur l'histoire d'Isidore Katzenberg. Ancien policier, expert en criminologie, il s'etait montre un virtuose des analyses d'indices. Il avait essaye d'accorder davantage d'importance a la science dans les enquetes policieres mais ses chefs l'avaient juge trop independant et avaient peu a peu cesse de lui confier des affaires. Isidore Katzenberg s’etait alors reconverti dans le journalisme scientifique en mettant sa connaissance des techniques d'investigation policiere au service de ses enquetes journalistiques. Le lectorat du Isidore Katzenberg s'etait alors replie sur sa taniere. Seul, il avait entrepris une etrange quete: penser le futur de l'humanite. Il avait donc trace sur une feuille large comme un mur une arborescence simulant tous les futurs possibles. Sur chaque branche il y avait inscrit un «si». «Si» l'on choisit de privilegier la societe de loisir, «si» les grandes puissances entrent en guerre, «si» l'on choisit de privilegier le liberalisme, le socialisme, le robotisme, la conquete spatiale, la religion, etc. Racines, tronc, branches representaient dans l'ordre le passe, le present et le futur de l'espece. Dans cet arbre des possibles il pretendait chercher la VMV, la Voie de la Moin dre Violence, en analysant tous les avenirs probables pour ses congeneres. Lucrece tient bon. – Isidore Katzenberg est encore tres apprecie par nos lecteurs, c'est un nom associe aux enquetes approfondies du journal, il me semble. – Non, nos lecteurs l’ont oublie. Un journaliste qui ne publie pas pendant plus d'un an n'existe plus. Nous produisons un art ephemere, ma chere. Et puis, vous savez, votre Isidore a ete un peu commotionne par son attentat dans le metro. A mon avis, sa tete en a ete affectee. – J'y tiens, articule Lucrece. Les sourcils se levent d'etonnement. – Et moi je vous dis que je n'en veux pas, de votre Katzenberg. Si vous voulez faire l'enquete a deux, allez-y avec Gauthier, c'est votre partenaire logique! Gauthier hoche la tete. – Dans ce cas, je prefere demissionner, annonce Lucrece. Surprise dans l'assistance. La Thenardier leve le sourcil. – Vous vous prenez pour qui, mademoiselle Nemrod? Votre statut ici ne vous autorise meme pas a demissionner. Vous n'etes qu'une pigiste. C'est-a-dire rien. Le regard de Lucrece se fige. Le trou laisse par sa dent de sagesse arrachee emet une douleur lancinante. Faisant appel a sa volonte, elle tente de la maitriser. – Je crois qu'on s'est tout dit. Lucrece se leve en rangeant ses papiers. La Thenardier la regarde differemment. De la surprise, plus que de la colere, marque son visage. Lucrece se sent comme une petite souris qui aurait tire les moustaches d'une lionne et qui continuerait a la braver. Ce n'est pas tres intelligent mais c'est amusant. – Attendez, lance la Thenardier. – Dites donc, vous montez vite en mayonnaise, vous. Ce nest pas pour me deplaire. J'etais un peu comme ca, moi aussi, quand j'etais plus jeune. Revenez. Bon… si vous y tenez tant, vous pouvez vous faire aider par Katzenberg, mais que ce soit bien clair: pas de notes de frais pour lui et aucune mention de son nom dans l'article. Il vous aidera a enqueter mais il n'ecrira pas. Est-ce que vous croyez que, dans ces conditions, il acceptera? – Il acceptera. Je le connais, il ne fait pas ca pour la gloire ni pour l'argent. Vous savez, pour lui, l'unique question importante, la seule qui l'obnubile actuellement c'est: «Qui a tue Fincher?» |
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