"Enfer d’un paradis" - читать интересную книгу автора (Voutcho Vouk)X. Sandrine. L'Arche de Noé. À en croire Petit Loup, depuis des temps reculés, un proverbe populaire, dans la patrie slave de sa mère, nous disait que le matin était plus sage que le soir. Cette maxime me paraît analogue à notre «la nuit porte conseil», bien que la dernière m’ait gratifié d’une nouvelle crise d’apnées et de ce cauchemar à répétition où ma patiente infernale, sur ma table d’accouchement, en pleine césarienne tente de m’étrangler. Se servant de ses genoux comme d’un casse-noix, elle me serre la gorge avec sauvagerie et vocifère en extirpant un enfant mort de ses entrailles. Lorsque j’ouvris les yeux, il s’avéra que le jour était plus clément que la nuit et le matin plus sage que le soir. Dieu merci, les vieux dictons étaient toujours en vigueur. En outre, ce matin raisonnable montrait que les filles étaient supérieures aux garçons, surtout en matière de boisson. Pour moi, ce n’était pas une grande nouveauté: je me trouvais dans cette peau de femme depuis si longtemps qu’elle était légèrement fripée au cou, aux coudes et entre les seins. Après avoir exploré ces endroits dans la glace et les avoir enduits d’un de ces élixirs qui nous promettent un retour en flèche à la jeunesse, après avoir avalé trois pilules, respectivement contre la constipation, contre les maux de tête et contre les fruits du péché (malgré ma stérilité), je me dandinai, nue comme un ver, jusqu’à la cuisine pour faire le petit déjeuner de mes garçons. Afin de ne pas choquer la pudeur de Prosper, je gardai une chaînette autour du cou. Les ronflements, les grincements de dents et autres gargouillis provenant des deux chambres voisines témoignaient que mes garçons soignaient encore leurs blessures de la veille dans un sommeil agité. Je pouvais imaginer que même pour Ève cela n’avait pas dû être très facile avec un seul et unique Adam. Moi, pour nourrir mes deux Adam, il me fallait retrousser les manches. Comme je me trouvais en tenue d’Ève, je retroussai des manches imaginaires. J’épluchai et râpai une pomme destinée à l’un des Adam, et préparai un œuf à la coque pour l’autre. Je retirai le gras du salami danois de l’un, et égouttai le chocolat froid de l’autre à travers le plus fin de mes slips. Lorsque j’eus fini de mettre la table, devant le puits, et de l’orner de fleurs et de fruits, j’étais en nage. Le matin promettait une chaleur d’enfer et peut-être même un orage. Je me douchai une seconde fois et cachai sous un fichu indonésien le maigre résultat de l’application d’élixirs rajeunissants. Je me servis ensuite d’une théière vide et d’une cuillère à pot pour battre le réveil. Mes garçons ne ressuscitèrent qu’au troisième appel énergique, d’abord Prosper, comme un clochard éjecté par la police de son banc de métro, puis Petit Loup, dont l’apparence m’effraya plus qu’elle ne m’amusa. À ma grande stupéfaction, je remarquai que Prosper ne se brossait même pas les dents au sortir du lit, malgré sa sacro-sainte habitude de pratiquer ce rituel d’hygiène dentaire trois fois d’affilée tous les matins que le bon Dieu a faits. Il roupillait déjà dans un fauteuil en osier, l’index trempé dans mon verre de lait, quand Petit Loup s’affala dans une bergère. Je considérai comme urgent de prendre le pouls de ce dernier, attendu que le malheureux montrait certains signes d’arythmie cardiaque. Par chance, sur la table se trouvaient leurs gélules, les deux vertes de Prosper et la blanche de Petit Loup qui lui permettait de commencer la journée. Sans hésiter une seconde, je la lui glissai sous la langue. Je faillis éclater de rire, malgré le sérieux du moment. Je voyais clairement que ces vieux enfants que nous étions, ces soi-disant «sages singes orientaux», étaient devenus tributaires des fortifiants s’ils voulaient accomplir tant bien que mal leur premier pas du matin. L’image de notre vieillesse commune – si jamais nous la vivions un jour – m’empêcha de rire, et me fit m’asseoir sur une chaise libre entre mes deux Adam. Peu à peu, ils rassemblèrent leurs forces, et se mirent à manger et à boire en silence, tout en couvant des yeux la corbeille de fruits, dont les couleurs vives devaient leur donner le vertige. Prosper, à la place du pain, trempait le salami dans son chocolat; quant à Petit Loup, il arrosait de thé les petites bouchées de son œuf à la coque. Il remua plusieurs fois ses lèvres raidies, avant de parvenir à articuler une première phrase énigmatique: «Lorsque vous êtes allés vous coucher hier soir, dans quel état vous m’avez laissé? – Qui te dit que nous sommes allés nous coucher avant toi? l’interrompit Prosper. Dans l’état où tu étais, nous ne t’aurions jamais laissé tout seul. – Je ne suis pas fou, dit Petit Loup. – Nous non plus, répliqua Prosper. – Je veux des preuves, chuchota Petit Loup d’une voix qui me fit frissonner. C’est une question de vie ou de mort.» Avec un visage de papier mâché, il se tourna vers moi. «Laissez-moi seul, dit-il. – C’est hors de question! – Si vous m’avez laissé choir cette nuit, grogna-t-il, vous pouvez le faire à présent aussi.» Il était si sûr de lui que je m’efforçai de faire revivre dans ma mémoire les derniers instants brumeux de notre lamentable festin. Primo, mon retour avec le Capitaine Carcasse de l’ Là, mon souvenir me trahit et ce fut le trou noir. Prosper et moi étions nous réellement rentrés seuls? Je n’étais plus certaine de rien, mais c’était bien la moindre des folies de la dernière nuit. «C’est une question… de vie ou de mort», répétait Petit Loup et, tout en bredouillant ainsi, il s’endormit dans sa bergère. C’est alors que de l’intérieur de la maison parvinrent à mes oreilles les coups d’une horloge murale. Je bondis comme échaudée, ayant compté neuf coups. Je ne savais pas que je tenais tant à passer deux jours sur le bateau de ce Corse dont les yeux changeaient si facilement de couleur. Je n’eus même pas le temps de méditer sur l’authenticité de ce sentiment, craignant fortement de voir la confrérie baisemouchiste partir en croisière sans nous. J’entrai dans la maison, et en moins de deux minutes, comme toute Ève qui se respecte, je remplis à ras bord un sac de voyage de tous les accessoires nécessaires à mes Adam pour une excursion: brosses à dents, maillots de bain, serviettes et livres, l’un sur le venin des crapauds, et l’autre sur le culte des morts en Corse, bouquins utiles en cas de naufrage et de séjour prolongé sur une île déserte. À cet instant-là, en bas, dans le port, beugla la sirène d’un bateau qui ne pouvait être que celui du Capitaine. Petit Loup sommeillait debout et boitait plus que jamais tandis que nous le traînions vers la sortie. La tête posée sur mon épaule, il continuait à délirer: «Ils vont nous sucer!… Les vampires sont parmi nous!» Prosper me laissa seule avec ce fardeau pour faire un saut jusqu’à la maison, et revenir avec César sous le bras et Gertrude sur le dos. Nous déboulâmes sur le port au troisième coup de sifflet du Capitaine, alors que l’un des futurs marins, plutôt impatient, détachait déjà les amarres. «Ici, c’est moi qui commande, le mit en garde le Capitaine. Sur mer, chaque chose a sa place. Les amarres ne se larguent qu’après que le moteur a été mis en marche. Et, quand on fait démarrer un moteur qui n’a pas fonctionné depuis dix ans, il faut arroser cet événement. – Et si on le mettait d’abord en marche, et qu’on arrose cet exploit ultérieurement? proposa Willi le Long, qui se tenait à l’écart sur le môle, de peur que durant cette opération périlleuse l’ – Je suis ici le commandant en chef, dit le Capitaine. Quand celui qui dirige le bateau donne un ordre, tout l’équipage doit obéir, sinon c’est l’anarchie sur le pont.» Toutes les personnes présentes s’accordèrent sur ce principe et se hâtèrent d’exécuter ses instructions. Après que la bouteille d’eau-de-vie eut fait un tour de bouche en bouche, j’eus le plaisir de voir deux nouveaux arrivants se pendre à mon cou, le frère cadet d’Alpha, Ampère, et son ami inséparable, José Maria Sanchos Brito Soares, qui arrivaient de l’aéroport de Figari et nous apportaient de Paris, en guise de cadeaux, des odeurs de morue à l’ail et de «Nous n’avons pas dormi de la nuit, m’expliquèrent-ils, ne relâchant pas facilement leur étreinte fraternelle. – Tous les marins sont-ils à bord? demanda le Capitaine. – Présents! s’écria la confrérie transportée de joie. – Nous allons mettre le moteur en marche», annonça le Capitaine d’une voix un peu cassée, en tendant la main vers une clef rouillée fichée dans le tableau de bord. La compagnie se tut sur-le-champ, observant avec une petite appréhension le beau poignet bronzé du Capitaine, couvert de tâches de son, saisir la clef et d’un geste solennel la tourner à droite, dans le sens des aiguilles d’une montre. Le métal grinça dans la serrure comme quand on ouvre la porte de l’enfer. Ce fut le seul bruit qui troubla le silence, excepté un rire étouffé dans le dernier rang des spectateurs. Le Capitaine remit la clef dans sa position initiale et renouvela cette opération compliquée trois fois de suite avec le même piètre résultat. Willi le Long alors s’enhardit et s’approcha du bateau, doutant qu’il s’agisse de la bonne clef. Il eut l’amabilité de proposer au Capitaine la clef de sa valise. Là-dessus, les autres marins s’empressèrent aussi de mettre à la disposition du commandant en chef des clefs en tout genre, qui celle de son appartement, qui celle de son armoire, et qui même celle d’un coffre-fort de sa banque. Ce fut l’occasion de remarquer que, outre ses yeux, le visage du Capitaine pouvait tout aussi facilement changer de couleur. Celui-ci s’empourpra, puis blêmit et de nouveau rougit si fort que j’eus peur de voir éclater les capillaires de ses yeux, qui mitraillaient les marins égayés. Heureusement, le petit incident de la clef ne dura pas trop longtemps. Le jeune frère d’Alpha, Ampère, qui, d’après ses dires, connaissait trente-six métiers, se proposa de réparer la panne en deux temps trois mouvements. On ouvrit l’accès au compartiment des machines pour y introduire le jeune homme gracile, qui devait ressusciter le cadavre comme Jésus avait ressuscité Lazare. Cinq minutes plus tard, «Lazare» se mit à vrombir, et la confrérie, de trois hourras retentissants, salua sa renaissance miraculeuse. Alors que nous nous éloignions de la jetée vers la sortie de la crique, il s’avéra qu’il aurait mieux valu, pour notre sécurité, que «Lazare» ne marche pas du tout, et que nous fassions cette excursion sur le rivage, comme il eut convenu à de vrais animaux terrestres. Au cours de ses premières manœuvres, le Capitaine eut la main heureuse: il ne coula qu’un canot avec deux Hollandais qui, heureusement, savaient nager, coinça nos amarres dans l’hélice d’un bateau voisin, et accrocha pour l’éternité notre ancre aux chaînes reposant au fond du port. Notre commandant aux yeux multicolores portait de plein droit le surnom de Carcasse. Ces petits ennuis techniques ne pouvaient briser son optimisme d’acier. Après avoir ordonné de changer l’amarre perdue à la proue et de poser sur la poupe l’ancre de rechange, le Capitaine, un sourire satisfait aux lèvres, considéra Boris le Russe, qui s’empressait d’exécuter ses ordres, poussé probablement par une conscience peu tranquille à l’heure des massacres en Tchétchénie. Pour le récompenser, le Capitaine le titularisa aussitôt lieutenant de navire. La compagnie se mit à rugir à qui mieux mieux, car tous convoitaient un grade. Le Capitaine ne se fit pas prier longtemps. En premier lieu, avec sa modestie innée, il se nomma amiral. Ensuite, il distribua d’un cœur généreux de belles distinctions d’officiers à tous les marins, sauf à Petit Loup, qui manqua cet événement solennel, dormant dans la salle à manger comme l’ours du conte populaire qui a raté, en hivernant, le jour où le Bon Dieu a distribué des ailes aux animaux. Inès et Alpha devinrent ainsi «capitaines», et Willi le Long sommelier de vaisseau. Ampère, le frère cadet d’Alpha, fut nommé machiniste en chef, et José Maria gouverneur de notre stock de pastèques. Tout le monde était fort content de sa nomination, surtout Prosper, qui se retrouva dans le rôle de météorologue et navigateur. L’air très sérieux, il demanda un petit grade pour sa Gertrude, et notre amiral, avec bienveillance, fit la poupée «courtisane du bateau», une sorte de fétiche qui devait nous protéger des dangereuses sirènes de la haute mer. Quant à moi et à la petite Suzanne, l’inspiration du Capitaine se tarit. En dépit de notre différence d’âge, ce débauché nous aurait volontiers offert le grade d’ Après les rudes épreuves subies dans la crique d’Ouf, l’ D’un coin ombragé du pont de commandement, je fis le compte des loups de mer intrépides qui, le visage radieux, naviguaient vers l’aventure. Nous étions exactement treize, ce qui d’après mes croyances présageait une bonne chance et une mer de demoiselle. En outre – chose très rare -, ces treize apôtres marins étaient tous égaux. Même la vieille À l’idée d’un naufrage qui pourrait menacer notre bateau bourré d’officiers, je me signai en cachette, traçant du doigt une croix sur mon front, à la manière de ma tante Germaine. «Tout le monde ne peut pas être capitaine», expliquait ma tante à sa cuisinière Marouchka, qui organisait parfois des minirévolutions hongroises, toujours infructueuses. «Sur un bateau, quelqu’un doit s’occuper de la navigation, et quelqu’un doit laver le pont», disait tante Germaine. Effectivement, sur l’Arche Je m’arrachai à ces pensées au pied d’une falaise abrupte, alors qu’une nouvelle bouteille commençait à circuler de main en main, malgré la chaleur qui décuplait les effets de l’alcool. Ceux-ci se firent sentir rapidement, au moment où Willi le Long et la grosse Inès se mirent une fois de plus à se chamailler, cette fois au sujet de la reconnaissance du peuple corse, qui – contrairement à une idée fort répandue – paie des impôts. Ils s’agitaient dans un vent d’arguments persuasifs: «Il paie! – Il ne paie pas! – Il paie! – Mon œil!…» Je ne pus me défaire de l’impression de nous voir assis sur un baril de poudre. La mèche n’était pas encore allumée, mais une étincelle pouvait à tout moment déclencher le mécanisme de la machine infernale. Riant jaune, je songeai à la bonne entente légendaire qui régnait parmi les animaux de la vraie Arche de Noé. Nous étions, nous aussi, des animaux politiques de toutes espèces, n’ayant qu’un infime espoir de finir la croisière avant que le serpent n’avale la grenouille. La seule chose qui nous manquait pour nous empêcher de nous entredévorer était un vrai déluge. «Vois-tu un déluge à l’horizon?» demandai-je à mi-voix à Prosper pendant qu’il scrutait l’est avec un instrument en cuivre du Capitaine. Prosper écarquilla les yeux. «Rien de moins qu’un déluge?… – Ou une sérieuse inondation, persévérai-je. – Je me vois obligé de te décevoir, rétorqua Prosper. Les chances d’un déluge quel qu’il soit sont égales à zéro. Si ça continue à cuire comme ça, j’ai bien peur qu’il ne faille faire le reste du chemin à pied, au fond d’une mer asséchée.» Je me méfiais de cette idylle estivale. Notre serre, sous la voûte d’azur embrasée, ne promettait que plus d’excitation. D’ailleurs, celle-ci se lisait déjà sur les visages fatigués, sous les chapeaux et les serviettes humides avec lesquels la compagnie essayait de se protéger du petit vent brûlant. Du haut de mon promontoire s’ouvrait une vue splendide sur la dérision et la mélancolie qui, telles des fées douces-amères, régnaient sur notre royaume de culs-de-sac. |
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